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1890
Péri en mer ! (extraits)

un roman de Gustave Toudouze

 



Gustave Toudouze

   Péri en mer ! est le roman le plus célèbre de Gustave Toudouze (1847-1904). L'action s'en déroule à Camaret. Nous en avons extrait deux longs passages qui décrivent de manière saisissante ce qu'était en 1890 le sauvetage en mer.

 

Ci-dessus le Camaret de cette époque, fréquenté plusieurs semaines par an par Gustave Toudouze (photo A. Peugeot).

 

[...]

Corentin vit dans sa secrète passion comme dans un beau rêve ; il s'est endormi la veille, le cœur en joie, l'âme embaumée de cette fleur d'amour subitement éclose en lui, car il a rencontré Mariannik sur le quai, et leurs yeux ont échangé un regard semblable à un aveu, un regard qui lui a paru aller puiser dans le cœur de la jeune fille le secret qu'il voudrait y trouver.

Ce matin, il s'est réveillé radieux, croyant vivre d'une vie nouvelle. Un grondement sourd, un souffle bien connu l'ont fait bondir de son lit, courir à la fenêtre ; il a reconnu la voix terrible de la mer, le rugissement de défi de sa vieille ennemie si longtemps adorée exclusivement.

En quelques minutes il s'est trouvé habillé, prêt à la lutte, tout au devoir, ne songeant plus au rêve d'or, aux joies amoureuses.

Autour de lui les bons compagnons se sont groupés, inquiets, tout à coup sombres, mais résolus, sans peur, levant la tête devant la menace qui vient du large, des profondeurs ténébreuses. Balanec s'étant machinalement retourné, regardait le sémaphore de Pen-hat, au mât duquel se balançait le cône, la pointe en bas, indiquant un coup de vent du sud. Brusquement il poussa une exclamation, gronda :

Oh diable ! du nouveau !

Lagadec eut un murmure :

Ça devait arriver !

Tonton Corentin se leva, jeta un coup d'œil aux signaux qui manœuvraient et fit, très calme :

C'est bon, on y va !

Au même instant arrivait le commissaire de la marine venant donner ordre de mettre le canot de sauvetage à la mer.

Durant quelques minutes, sur le quai, claquèrent éperdument les sabots des pêcheurs, rapidement prévenus, et un rauque mugissement tonna du côté du Coréjou, l'appel funèbre de la trompe appelant l'équipage du canot de sauvetage et la population.

Tout Camaret fut debout, les femmes, vaillantes malgré l'involontaire affolement qui les secouait à la pensée du danger prochain pour ceux qu'elles aimaient, les enfants criant et se bousculant dans l'émoi grandissant, tandis que les conversations roulaient, heurtées, fiévreuses :

Navire en perdition !

Où cela, ma Doué ?

Jésus, Marie, nos pauvres hommes...

Que sainte Anne les protège !

La plainte de mort traînait, emplissant le port de son impressionnant rauquement, de sa voix terrible sonnant le malheur, conviant les pêcheurs à la lutte effrayante avec l'Océan.

Pas une hésitation pas un frisson de peur dans ces cœurs courageux et simples. Hommes, femmes, enfants, une fois les portes de la maison au toit rouge ouvertes, s'étaient attelés aux câbles et halaient le bateau reposant sur le lourd chariot aidant à l'amener jusqu'à la mer.

Depuis la création de cette station de sauvetage, en 1866, les services rendus par ce canot, l'Edouard-Hollandre, ne se comptent plus, et les Camarétois considéraient avec fierté la médaille de bronze fixée à son avant, décernée pour un sauvetage de deux jours en décembre 1874.

On le lança à l'eau, et les hommes de l'équipage, ceinturés de liège, couverts du suroît et de leurs cirés, empoignaient les avirons, tandis que Tonton Corentin, debout à arrière, le porte-voix d'une main, saisissait la barre de l'autre.

Le bâtiment en détresse se trouvait par le travers des Pierres-Noires, à environ dix milles dans l'ouest, dans les parages de la Basse Large, l'un des dangereux écueils situés entre l'Iroise et le chenal du Four.

C'était tout là-bas, en plein Océan, à la mort presque certaine !

Tonton Corentin, sans un tressaillement, très calme, regarda si tous ses hommes étaient prêts, fit un grand signe de croix, et, ce geste répété par par l'équipage, commanda :

Démarrez !

Puis :

Avant partout.

Le canot plongea, glissa à travers les eaux relativement paisibles du port, et, rapidement, contournant la cale qui avoisine le fortin, la cale des basses mers, gagna la jetée. Là se tenait une partie de la population, entassée entre les parapets, et, les plus près du phare, Guivarc'h et Mariannik.

Au passage, Corentin les reconnut, les salua de son bras libre, et montrant la mer blanche d'écume qui déferlait rageusement, piqua droit dedans, criant :

– Adieu va ! [...]

 


Le Comte-et-Comtesse-du-Dognon, vers 1905, canot de sauvetage de Camaret à partir de 1899.
Son prédécesseur, le Édouard-Hollandre, évoqué par G. Toudouze dans cette histoire, lui était très ressemblant.

 


Longtemps, on a pu suivre des yeux le canot de sauvetage : de temps en temps il apparaissait entre deux vagues, enveloppé de la neige des embruns, luttant de ses avirons qui battaient souvent à vide. Avant de tourner la pointe du Grand-Gouin, il a pu mettre à la voile ; il a dépassé les récifs du Toulinguet et s'est enfoncé en plein Atlantique, diminuant peu à peu, tout à l'heure coquille de noix, à présent point perdu dans l'espace, puis des brumes l'ont saisi, encotonné, et plus rien.

Le drame se passe là-bas, derrière un rideau de nuées épaisses, qui sont tombées du ciel, envahissant l'Iroise, trainant leurs voiles de crêpe entre la terre et la chaussée des Pierres-Noires ; rien que ce tapage énorme, incessant, des lames se brisant tout le long des côtes, rien que ce continu mugissement du vent soufflant en foudre.

De temps en temps une trouée se fait dans les brouillards, mais si courte, si passagère, qu'on distingue à peine quelques secondes le bâtiment en détresse et que nul ne saurait dire si les sauveteurs ont pu le rejoindre.

Une à une les heures glissent, sans que la tempête diminue de violence, d'intensité, et, malgré le grand jour qui est tout à fait venu, le temps reste aussi sombre, aussi lugubre, si bien que cette tristesse de la nature semble, à plus d'un, présage de mort, et glace les cœurs les plus énergiques.

La journée s'avance ; la mer, après s'être retirée très loin, laissant tout le port à sec, reculant jusqu'à la cale voisine du phare, revient, remonte plus rapide, avec son même grondement de furie, son même échevèlement des vagues.

Au large, toujours rien, une nuit anticipée de mauvais augure, quelque chose de fatidique et de mystérieux, comme une barrière dressée, séparant ceux qui sont restés de ceux qui sont partis, sans marchander leur vie, pour sauver ces autres vies en péril. Il semble que tout soit fini.

Un deuil immense écrase le petit port ; la stupeur des grandes catastrophes pèse sur chacun ; tout travail est suspendu. Les plus faibles restent dans les maisons, sans force, anéantis d'un tel désastre ; les autres vont et viennent sur le quai, parcourent la jetée, grimpent sur les falaises à pic du Grand-Gouin, atteignent le sémaphore de Pen-hat, poussent même jusqu'aux escarpements avancés du Toulinguet, cherchant à voir, se refusant à perdre tout espoir.

Dans les bouches un seul cri :

Le canot est perdu !

Il y en a qui énumèrent les noms de ceux qui le montent, des dix canotiers de Corentin, accompagnant chaque nom de celui de la femme, du nombre d'enfants des veuves, des orphelins, des foyers déserts !

Ces pitiés montent, grossissantes autour de celles qui ont là-bas un mari, un frère ou un père. Seul, Jean-Vincent-Corentin Garrec est. célibataire ; une voix le fait remarquer :

Il ne laisse personne derrière lui, au moins !

Mais une femme objecte, révélant pour la première fois le secret d'un amour qui commence à transsuder dans Camaret :

Et Mariannik Guivarc'h !

Héroïque, le visage pâle, les yeux rouges, retenant les larmes qui lui gonflent le cœur et soulèvent convulsivement sa poitrine, Mariannik, depuis le matin est sur pied, ne quittant la base du phare, où elle l'a aperçu pour la dernière fois, que pour aller s'asseoir sur les blocs énormes du Grand-Gouin, les mains jointes en une pose de prière, ses prunelles sombres fouillant le mystère du lointain.

Quand tous, autour d'elle, sanglotent et poussent des gémissements de désespoir, elle seule, résistant, espère encore, espère toujours. Elle songe, l'âme assombrie, vaillante quand même, se disant qu'il est revenu constamment victorieux de cette lutte avec la mer, que, cette fois aussi, il reviendra.

Il l'aime trop pour ne pas vaincre, pour ne pas s'arracher à ce dévorant Océan, pour ne pas accourir au-devant de celle qui voudrait enfin avouer sa tendresse pour lui !

Vainement son père a voulu la faire rentrer à la maison pour qu'elle prît un peu de nourriture, pour qu'elle se reposât ; elle a répondu, un sourire voulu sur ses lèvres blêmies :

Est-ce qu'ils se reposent, eux ? Est-ce qu'ils songent à manger, eux ?

N'osant pas dire que, parmi ceux-là, un surtout la préoccupe, un seul l'attire vraiment.

Son énergie a redonné une sorte de courage au troupeau de femmes affolées qui l'entourent, qui la suivent, qui l'admirent et s'attachent à elle comme à la consolation suprême.

Des paroles d'espérance flottent maintenant dans la bouche de ces désespérées

Peut-être ont-ils attendu le retour de la marée ?

Ils auront gagné le Conquet !

Béniguet est plus près que Camaret !

Ils sont à Molène ou abrités dans l'anse de Bertheaume.

Mots de soulagement, croyances réconfortantes, baume adoucissant qui vient calmer un moment tontes ces plaies vives du cœur et de l'âme. Il semble à ces infortunées que cela doive porter bonheur de parler ainsi, et des invocations se mêlent à ces remarques, des appels à la Vierge, des vœux, des promesses d'aller en pèlerinage à Sainte-Anne-la Palud, à Notre-Dame-du-Folgoët, à Auray.

Tout à coup, Mariannik, penchée sur l'abîme, le bras droit étendu, désigne un point presque invisible, vers la pointe Saint-Mathieu, entre le Coq et la Basse-Beuzec.

Regardez !

Balanec, la lunette au poing, déclare :

Le canot !

Sauvés !

Ce sont eux. Peu à peu le point se rapproche, grossit, bondit entre les montagnes d'eau où s'engouffrent ses voiles et bientôt on peut distinguer parfaitement la tête des sauveteurs. La mer consent à lâcher sa proie.

Pierre Guivarc'h se frotte vigoureusement les mains :

C'est pourtant sur ces mauvaises pierres que, dans la nuit du 18 décembre 1869, s'est perdue la Gorgone, corps et biens, avec le lieutenant Mage et 80 hommes d'équipage ! Des chiens de cailloux, tout de même !...

Il est quatre heures, la tempête commence à diminuer ; les canotiers, en deux sur leurs avirons, nagent vigoureusement pour aider à l'action de la voile, et déjà on peut exactement fixer le moment où ils entreront dans le port. Il y a plus de dix heures qu'ils sont en mer, et une émotion puissante emplit toutes les poitrines, en les voyant de retour après les avoir crus perdus.

Maintenant, tous sont à la joie du triomphe remporté, du nouvel acte sublime qui honore Camaret ; orgueilleux du bel orgueil des dévoués, en face de ces compagnons qui viennent ainsi de risquer leur vie, il leur semble que tous en soient, qu'eux aussi aient pris part à l'acte de dévouement, tellement ce sentiment est profondément ancré dans leur cœur, tant leur paraît naturel ce fait merveilleux, donner sa vie pour la vie d'un semblable, pour celle de l'inconnu, pour celle même de l'ennemi.

Type de la bravoure simple et sans emphase, fameux par ses nombreux sauvetages qui lui ont valu tous les diplômes et toutes les médailles, Tonton Corentin est là, debout à l'arrière, tenant toujours la barre de la même main infatigable et dirigeant adroitement le canot à travers les vagues bondissantes.

Au moment où il double le phare, avant de longer la jetée et de rentrer dans le port, il a le temps d'apercevoir, au premier rang, penchés sur le parapet, maître Guivarc'h et sa fille ; il agite à bout de bras son suroît, jetant d'un cri qu'on devine plus qu'on ne l'entend distinctement dans la grosse colère continuante du vent et de la mer :

Mariannik !

Suffoquée de joie, elle murmure tout bas :

Corentin !

Le premier aveu au grand jour, à la face de tous, du tendre secret enfermé au fond de son cœur !

Déjà le canot, ses voiles carguées, file sous les bras robustes qui pèsent sur les avirons, et l'on constate qu'il ramène des naufragés, dont les uns aident à la manœuvre, les autres sont étendus inertes au fond du bateau.

Il coupe droit à travers le port, passant entre les barques de pêche sans les toucher, et vient ranger le quai, à la hauteur de l'Hôtel de la Marine, celui que tient la veuve de l'ancien maire, la bienfaitrice et la doyenne de Camaret, Mme Dorso.

Tante Rosalie ! crie Garrec de sa voix joyeuse, je vous amène du monde !

Prévenue, prête comme toujours au devoir, elle s'est avancée jusque sur la cale, suivie de sa fille et de ses bonnes. Elle joint les mains, apitoyée :

Oh mes pauvres gens, comme vous voilà faits ! Entrez vite vous sécher et vous chauffer, il y a grand feu dans la cuisine ! Allons, Perine, ma fille, conduis-les !...

Puis elle se tourne vers les canotiers ruisselants d'eau de mer, transis de froid :

Et vous, mes enfants, la goutte vous attend ! Marie-Ange va vous servir. Ne flânez pas !

Certes non, ils ne flâneront pas; il leur tarde trop de se débarrasser de leur attirail et d'aller se reposer un peu du rude labeur qui les a broyés durant tant de longues et mortelles heures.

Sur le quai, c'est à qui se disputera les naufragés, pour les vêtir, leur donner à manger, les loger ; le boulanger offre son four. Mais tante Rosalie ne veut entendre parler de rien de pareil ; c'est à elle que Corentin Garrec les a confiés, c'est elle qui veut les héberger, les nourrir, les réchauffer : tout est prêt pour cela et son hôtel contient assez de chambres et de lits pour eux tous. Si on veut apporter des vêtements de rechange, elle accepte de grand cœur, c'est la seule chose qui lui fasse défaut.

Ils sont une douzaine, tous matelots ou paraissant tels, parmi eux un petit mousse qui grelotte et dont les dents claquent.

Dieu ! quelle pitié ! Pauvre gars !

Son cœur saigne, elle pense immédiatement à l'autre, à celui qui a disparu là-bas, en Australie, sans savoir pourquoi ce rapprochement lui vient à l'idée, et, le faisant passer le premier :

Toi d'abord !

Elle lui fait avaler une tasse de vin chaud que sa fille apporte de la cuisine, et s'affaire autour de lui comme si elle était sa mère. [...]

Arc-bouté des pieds et des mains dans une fissure de rocher, à l'extrême bord de la pointe de Pen-Tir, sa longue-vue encore à la main, Yves Dagorn tendait le cou, ses oreilles cherchant à ramasser les quelques sons humains qu'il aurait pu recueillir au milieu de ce bouleversement de la nature, ses yeux fouillant inutilement la poix opaque des ténèbres de plus en plus épaisses.

Il murmurait par moments tout haut, et des morceaux de phrases volaient emportés de ses lèvres dans la tourmente :

J'ai vu quelque chose, cependant ! Oui, mais maintenant, plus rien !... Et puis, ces cris, étaient-ce des cris d'homme, on bien le ramage de ces damnés oiseaux de tempête !... Si encore j'avais pu me risquer sur le Grand-Dahouet ? Ça glisse trop, pas moyen !

Du sémaphore, il avait été un des premiers à deviner le changement de temps ; tout à coup, après midi, le baromètre s'était mis à descendre et il avait eu un juron d'angoisse, en apercevant toute cette mer couverte de barques jusqu'à l'horizon :

Plus d'un peut-être qui aura du désagrément !

Peu à peu, au premier frisselis de la surface calme de l'Atlantique, les voyant rentrer, il se rassurait, commençait à croire qu'il n'arriverait pas de malheur ce jour-là. Au soleil couché, la dernière venait de disparaître derrière les écueils du Toulinguet, il respira plus à l'aise.

Comme il se retournait, pour jeter un coup d'œil sur la mer, à présent soulevée aussi loin qu'on pouvait voir, et toute mugissante d'une plainte rauque et continue, il aperçut une barque dans les parages du Chevreau.

Il avait eu un sursaut terrible, et, à l'aide de sa longue-vue, avait cherché à reconnaître le téméraire qui se risquait ainsi, au moment même où la nuit, tout à fait tombante, permettait à peine de distinguer les objets et où les vagues creusaient d'une manière formidable.

Sa lunette braquée par le trou spécial ouvert à hauteur d'appui dans l'une des portes du sémaphore, bien à l'abri et pouvant manœuvrer à l'aise sans craindre les rafales, il pointa son verre dans la direction.

 

Mais, à chaque instant, le fragile bateau plongeait, trois ris pris dans l'unique voile qu'il avait osé conserver, et des tourbillons d'écume l'enveloppaient.

Est-ce de Camaret, de Douarnenez ?

Il attendait une éclaircie qui lui permit de s'assurer, de reconnaître la forme de la coque, la disposition des mâts ou peut-être même le numéro. Le ciel s'assombrissait encore plus.

Peut-être de Morgat ? fit-il.

Tout à coup, comme une divination :

C'est Larvor, j'en jurerais !...

Presque aussitôt une réflexion lui venait, nette, implacable, tranchante comme une lame acérée plongée en plein cœur :

Alors il est perdu !... A moins qu'il ne s'échoue au Veryac'h, s'il est encore temps ?

L'œil au verre grossissant, la prunelle piquée de larmes, tellement il s'appliquait à voir, il suivit comme il put la marche de la malheureuse barque.

Par moments on ne l'apercevait plus, et l'on aurait pu la croire disparue, engloutie brusquement ; puis l'aile brune pointait au-dessus d'une vague, semblait se débattre une minute pour disparaître de nouveau, comme un oiseau jouant dans la tempête.

On dirait qu'il y a une femme à bord ? songea Dagorn, qui avait cru distinguer la blancheur d'une coiffe.

Plus rien ! La nuit envahissait tout, dévorait progressivement le ciel, la mer, les terres. Il leva les épaules, découragé, tenta encore de regarder, jeta un cri :

Cette fois, ça y est ; ils courent droit aux Tas de Pois !...

Ce fut l'affaire de quelques minutes à peine ; la barque parut bondir, soulevée par une force irrésistible ; une montagne d'eau prodigieuse l'enleva, la balança, bien visible, à une hauteur énorme, puis l'emporta avec un rugissement terrible, et Dagorn, qui s'était précipité dehors, comme s'il eût pu lui porter secours, la vit s'ouvrir en deux sur le Tas de Pois le plus éloigné et sombrer immédiatement.

Il lui sembla avoir perçu comme un hurlement d'épouvante et d'agonie ; mais tout s'effaçait sous le grondement redoublé des flots, les coups de canon de la lame s'engouffrant dans les cavernes sous-marines, et les longues plaintes aiguës du vent.

Nuit noire ! Tout disparaissait, comme si la nature eût longuement étendu un épais drap mortuaire sur ce drame ; à peine, de temps en temps, une neigeuse envolée d'écume éclairait le noir luisant des écueils.

Dagorn s'avança jusqu'à la béante coupure séparant le continent du premier Dahouet, dans l'intention de s'aventurer sur le monstrueux bloc, pour se rapprocher le plus possible de l'endroit du sinistre ; la furie des vagues en rendait l'abord impraticable.

Ses yeux ne pouvaient se détacher du rocher pointu contre lequel s'était perdue l'embarcation, et il cherchait à découvrir si quelque malheureux n'y aurait pas trouvé un refuge, chose bien improbable, tant la fureur de la mer était formidable.

Une seconde, il eut comme un mirage ; sa lunette lui montra une sorte de voile blanc, de linge flottant ; ensuite il essaya vainement de le retrouver. Peut-être n'était-ce qu'un flocon d'écume détaché par la rafale et volant vers le haut de l'écueil.

Cependant il braqua patiemment la longue-vue, essayant de percer la nuit, écoutant si, à travers cette colère de l'Océan, il n'arriverait pas à surprendre une plainte humaine : le vent soufflant de ce point il n'y avait rien d'impossible à cela.

Soudain, se redressant à demi, il affirma :

J'ai entendu !... Oh ! cette fois !... Hein ! pour sûr !... Je ne me trompe pas !... Un cri, quelque chose !...

Etait-ce un nouveau flocon, cette autre tache blanche, si vite disparue ?... Il songeait à cette coiffe de femme aperçue sur la barque : est-ce que ce ne serait pas cela ? Il courut à sa maisonnette, où se trouvait Lagadec, venu pour une commission, et lui dit :

Vite, à Camaret !... Je crois qu'il y a des naufragés sur les Tas de Pois ! Du secours, rapidement !

S'était-il trompé ? Il revint prendre son poste au plus avant de la pointe. Maintenant, impossible de voir, d'entendre ; c'était un tel chaos, un vacarme si épouvantable, que le gardien ne se souvenait pas d'avoir vu une mer aussi démontée, même par les gros temps d'hiver.

Tout tremblait, sous lui, autour de lui, les paquets de mer battant sans arrêter la base des falaises, sapant furieusement les rochers et envoyant leur embrun jusqu'aux plus hauts sommets, si bien que c'était comme une pluie salée ne cessant de tomber sur toute la pointe de Pen-Tir et inondant le guetteur.

Un tourbillon sans fin enveloppait tout de ses spires, ainsi qu'un vorace Maëlstrom se préparant à engloutir la pointe bretonne, avec tout ce qu'elle supportait. De si opaques épaisseurs de nuées brumeuses cachaient les objets, que l'on n'aurait pu savoir si c'était du ciel ou de l'Océan que venaient ces fantastiques ténèbres, dont la muraille enveloppait peut-être l'agonie des naufragés.

Dagorn ne pouvait plus espérer voir quelque chose, s'assurer s'il n'avait pas été trompé par le mystère des formes fallacieuses de la nuit ; cependant il restait, attendant toujours, trempé d'eau de mer, glacé par le souffle brutal qui venait du large, toujours avec la même foudroyante vitesse.

Pendant ce temps, à Camaret, malgré la nuit, malgré l'accroissement de la tempête, Tonton Corentin dirigeait la manœuvre pour la mise à l'eau du canot de sauvetage.

C'était au hasard qu'on allait partir, sans doute à la mort, à une mort presque certaine, et sans savoir au juste s'il y avait espoir de sauver quelqu'un ; mais une barque avait coulé, il y avait des victimes, rien ne prouvait qu'elles fussent englouties, il fallait s'en assurer. Pas un homme ne recula.

Quand ils passèrent devant le phare, le curé de Camaret, revêtu de ses ornements sacerdotaux, attendait sur la jetée ; les larmes aux yeux, prononçant les paroles latines des derniers moments, il fit sur eux le signe de la croix, les bénissant et leur envoyant l'absolution, le pardon de leurs péchés in articulo mortis, comme à ceux qui vont mourir.

Trois fois le canot tenta inutilement de doubler la pointe du Grand-Gouin, trois fois il fut repoussé par le courant, drossé jusqu'au milieu de la rade ; une fois même on le crut emporté dans le Goulet, tellement il se rapprocha de la pointe des Capucins.

Les bras brisés, ployés en deux sur leurs avirons, ne sachant comment se diriger dans cette nuit profonde, où l'on distinguait mal les phares voilés par les embruns, par un brouillard humide, ils durent venir se remettre à l'abri dans le port, et toute la nuit se passa à attendre une accalmie pour se lancer de nouveau au-devant du danger.

 

Au matin, la tempête continuait avec la même violence.

Un nouvel avis, envoyé du sémaphore des Pois, prévint qu'on apercevait une forme humaine sur le dernier Tas de Pois ; en même temps, de Morgat, on avait reçu communication que c'était bien la barque de Larvor qui avait dû périr et que Yvonne Guivarc'h était à bord.

Ce fut un coup terrible pour Mariannik et pour son père ; quant à Hervé, il dormait de son sommeil de brute, ignorant encore la catastrophe et incapable de la comprendre.

Avec le petit jour, une lueur pâle, blafarde, permettant de distinguer les objets, mais faisant plus terrible encore l'horreur de l'Océan en folie, Tonton Corentin déclara que, cette fois, on doublerait le Grand-Gouin, coûte que coûte ; les pêcheurs remontés par lui reprirent courage.

Du reste, Yvonne était adorée dans le pays et tous souhaitaient sincèrement qu'elle se trouvât parmi ceux qui avaient pu se réfugier sur l'écueil.

Dagorn, de son observatoire, l'œil au télescope, apercevait assez distinctement, quand l'épaisse fumée des coups de mer le permettait, un individu accroché dans les anfractuosités supérieures du rocher mais il lui était impossible de savoir si plusieurs naufragés s'y trouvaient. À tout moment quelque monstrueuse lame, vomie du large par l'Atlantique, venait se jeter toute mugissante sur le Tas de Pois, qui disparaissait presque sous l'assaut et se couvrait jusqu'à la cime d'une ruisselante neige, pleuvant ensuite en cascades de tous côtés.

Pierre Guivarc'h, Mariannik, Balanec, Marhadour, d'autres encore, une partie de la population de Camaret, disséminés le long des côtes jusqu'au sémaphore de Pen-Tir, suivaient les péripéties de ce drame.

Balanec tendit le bras vers le Toulinguet :

Voilà Tonton Corentin !

Toutes les respirations furent suspendues.

Le canot de sauvetage avait heureusement franchi les obstacles de la nuit et arrivait à la passe la plus dangereuse, ayant à lutter contre le courant et à refouler cette mer démontée. Ce fut, pendant un espace de temps qui sembla considérable, une angoisse affreuse ; heureusement, la marée descendante commençait à favoriser un peu la suprême tentative des héroïques sauveteurs : la redoutable barrière fut enfin surmontée. Cette fois, aidés des voiles ils marchaient droit aux Tas de Pois.

Ce n'était encore que la partie la moins difficile du sauvetage ; il fallait, en effet, trouver un moyen de se mettre en communication avec l'écueil, sans se briser sur lui, sans se laisser écraser contre les murailles de granit que les flots balayaient sans un instant de répit.

Après s'être rapproché d'abord autant qu'il l'avait pu, le canot avait dû céder à la violence de la tempête, s'éloigner, courir quelques bordées puis, les voiles carguées, essayer de revenir. On voyait les hommes, exténués, s'abattre sur leur banc, paraissant ne pouvoir plus diriger l'embarcation, et par instants, Corentin, debout à l'arrière, leur parlait pour les encourager, les excitait à une nouvelle tentative.

Enfin, ils arrivèrent à se maintenir à la hauteur de la roche, derrière laquelle ils disparaissaient pour reparaître de temps à autre sans qu'il fut possible de savoir s'ils n'allaient pas disparaître pour toujours.

On vit un homme, attaché à un câble, se jeter à la mer, nager longtemps, puis s'engloutir au milieu d'une lame, qui vint s'écrouler le long des flancs polis du Tas de Pois.

Était-il mort, disparu ? Qui était-ce ? Une anxiété épouvantable serra les gorges.

Mariannik devina, dans une plainte désespérée :

C'est Corentin !

D'autres vagues suivirent, une pluie d'écume vola, enveloppant le rocher, la barque ; une sorte de trombe vint râler en tourbillons sous les pieds des spectateurs entassés devant le sémaphore, échelonnés sur la falaise.

Dagorn fit :

Le voilà qui regagne le canot !... il n'est pas seul !

On distingua deux formes que l'équipage aidait à remonter ; puis Corentin devint visible, et l'autre se détacha nettement, très petite.

Le guetteur expliqua :

Un mousse !

Déjà le sauveteur plongeait une seconde fois, nageant vers le rocher. Quand il fut de retour, on put reconnaitre les longs cheveux ruisselants sur le dos, la coiffe blanche d'une femme, dans la nouvelle victime sauvée.

Guivarc'h cria, tremblant d'émotion :

Yvonne !

Une exclamation lui répondit. Hervé était derrière lui, pâle, honteux, à moitié fou de douleur, bégayant :

C'est encore lui qui l'a sauvée.

Quelques instants après, un homme était également arraché à l'écueil et réuni sur le canot de sauvetage aux autres naufragés.

Il en a une chance, ce diable de Larvor ! s'écria Dagorn.

S'élevant au vent des récifs, puis laissant porter, l'embarcation disparut derrière le banc des roches, pour reparaître bientôt faisant force de rames, afin de sortir de ces passes dangereuses. Puis elle mit à la voile et, poussée parla tempête, ne tarda pas à atteindre Camaret, où elle ramenait les trois naufragés absolument épuisés de fatigue, de faim et de froid.

 

Le lendemain matin, un peu après le lever du soleil, la mer étant redevenue complètement calme et des vols de mouettes, de goélands, se poursuivant entre la presqu'île de Roscanvel, le Grand-Gouin et la côte de Léon, la Corentine, à hauteur des Capucins, pêchait le maquereau. [...]

Tonton Corentin, aussi calme, aussi peu ému, que si la veille il n'avait pas failli disparaître vingt fois au fond de cet Océan, si berceur aujourd'hui, riait, causait, ne paraissait pas même se souvenir de son héroïsme, pas plus que ses compagnons ne songeaient à l'en féliciter ni même à lui en parler. C'était là un fait si simple, si naturel chez eux, et faisant tellement partie de leur existence, qu'on les eût bien étonnés en leur adressant une pareille remarque.

Parfois, sur le moment, il y a un peu d'enthousiasme nerveux, des cris de joie, des bravos, une houle d'acclamations accueillant sauveteurs et naufragés, mais cela est rare et de peu de durée : chacun en eut fait autant si l'occasion s'était présentée, toutes ces existences de pêcheurs et de marins ne paraissant pas compter, tant la sublime folie du dévouement coule à pleins jets dans leurs veines, inonde leur cœur de sa liqueur généreuse.

Ils vont à la mort, comme on va au devoir, sans hésiter, sans regrets, la nuit, le jour, à toute heure, en toute saison, dans une simplicité instinctive d'êtres dont le métier est de se sacrifier, de sauver, de périr pour les autres, de quitter ceux qu'ils aiment le mieux pour courir au secours d'inconnus en péril mortel.

 

 

 

Source : le site de la Bibliothèque Nationale de France, Gallica

 

 

 

 

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