Crozon.
On sait le dimanche au soir que ce même bateau qui a déposé le Préfet à Brest a ramené 10 gendarmes au Fret où ils sont restés. Dès 3 h. du matin lundi la foule s'amasse, on a barricadé la vieille porte cochère qui donne accès dans la cour de l'école. A 6 h. la troupe arrive ainsi que les gendarmes mobilisés. Vive l'armée ! Vivent les Soeurs ! Vive la liberté ! Après les sommations d'usage faites par l’un des commissaires (ils sont 3), auxquelles on répond par les cris nourris de : Vivent les soeurs ! Vive la liberté ! on commence l’opération du crochetage. Un malheureux opère sous la bonne garde des gendarmes et de la troupe. Pendant qu’il démolit la porte on amoncelle derrière tables et bancs de classe. Dans la cour et la maison se sont massées 1.500 personnes qui résisteront jusqu’aux sommations.
Quand la porte est forcée les commissaires montent à l’assaut sur les bancs et les tables accumulés ; ils se trouvent en face de M. Miossec, notre député, arrivé de la veille.
Il est ceint de son écharpe et proteste, au milieu des clameurs. On crie : liberté ! liberté ! sur l'air des lampions. Les pauvres soldats peinés de leur triste besogne dégagent l'entrée de la cour pour permettre aux chevaux des gendarmes d'entrer. Quand ceux-ci pénètrent, un remous se produit, les hommes sont là entourant leurs prêtres et leur député ; ils courent aux chevaux et aux soldats qui sont refoulés sur les tables ; la troupe et les gendarmes gardent une modération qui leur fait honneur et que nous sommes heureux de constater.
Il n’est plus à son affaire aujourd'hui ce gendarme qui la semaine dernière entraînait un de ses collègues pour charger au galop par bravade sur quelques femmes.
« Si vous avez de l’autorité sur vos paroissiens, dit au milieu de cette houle humaine, un gendarme à l'un de nos prêtres, c'est le moment de le montrer. — Soyez certain, répond le prêtre, que si nous n’en avions pas vous seriez au mur il y a beau temps. »
Et en effet à ce moment les gendarmes montés ou non et la troupe se trouvent serrés et seraient dans l'impossibilité d’user de la force. On parvient enfin à rétablir l’ordre au milieu des cris qui ne discontinuent pas.
Un tambour est requis pour les sommations. C’est sinistre. A la deuxième sommation, la voix du commissaire s’élève, mal assurée, énervé qu'il est, le pauvre homme, de ces tristes fonctions qu’il remplit; deuxième sommation au nom de la loi... une voix cuivrée comme un clairon part du fond de la cour « Au nom de la liberté, c'est infâme. »
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Les cris redoublent.
Enfin, M. Miossec intervient pour faire cesser la résistance.
Les marins, les poings crispés, s'écartent pour laisser passage au crocheteur bien escorté. La porte de la maison est forcée. Puis on notifie aux Sœurs le décret.
Quand l'inventaire est terminé, nous voyons, spectacle déchirant et inoubliable, M. Miossec paraître supportant, portant pour ainsi dire à son bras, notre bonne vieille supérieure de 80 ans. Elle a dépensé sa vie dans cette maison d’où on la chasse aujourd'hui. Infirme depuis longtemps il faut la porter. Elle s'avance au milieu de nous suivie des sœurs.
Alors ce ne sont plus des cris c’est une tempête de sanglots et de clameurs de malédiction contre les fauteurs de pareils crimes. « Soldats, crie une voix, vous devriez présenter les armes devant ces martyres. »
L’émotion est générale, les gendarmes ont les yeux humides. Ils font mal à voir. Pauvres gens. Les officiers essuient furtivement une larme. Les soldats s'inclinent avec stupeur. C'est poignant. On se rend à l’église. En route, M. Miossec fait asseoir notre bonne supérieure qui est exténuée. Puis 0n la porte jusqu’à l’église. La douleur de M. le Curé fait peine. Il dit la messe au milieu des chants du Miserere, du Parce Domine et du cantique Pitié mon Dieu. On reconduit ensuite les Sœurs à leur vieille maison. L'acte est consommé.
M. le Curé, au nom de la bonne supérieure, remercie la foule éplorée de l'attachement qu’elle lui a montré, puis on se disperse.
M. Miossec est alors l'objet d'une ovation indescriptible. Nous le remercions, nous l'acclamons, notre député qui a su, au prix de fatigues que lui seul connaît, venir au milieu de nous, nous montrer qu’il était bien celui que nous voulions comme député et qu’il était digne de la confiance que nous nous honorons d'avoir mise en lui.
Chacun se retire alors pour reprendre les travaux suspendus malgré leur urgence. Nous avons voulu montrer à nos religieuses que nous les aimions et que nous voulions protester contre les violences qui leur ont été faites. C’était un devoir, nous l’avons rempli. Nous gardons au cœur le regret de n’avoir pas versé notre sang pour elles ; nous l'eussions donné sans compter si on nous l’avait demandé. Nous avons été vaincus parce que nous le voulions; nous nous sommes souvenus de cette parole de Mgr Freppel, l'un des devanciers de M. Miossec : Dieu n’ordonne pas de vaincre, il ordonne de combattre.
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