CROZON
Séance mouvementée
La séance du Conseil municipal de dimanche dernier paraissait peu intéressante. Il n'y avait à l'ordre du jour que des questions déjà vues, revues et corrigées et même plusieurs fois votées. C'était la petite séance tranquille et inutile, mais séance de vacances.
M. le maire, pilote expérimenté, avait placé sa barque sous le patronage de Sainte-Anne-la-Palud. Il avait pris toutes les précautions pour bien arriver à bon port. Le temps était beau, la mer était calme, mais cette mâtine a de ces coups qui surprennent et abattent les plus forts. Une houle de fond, teintée de rouge, a chaviré la barque, et beaucoup croient le pilote perdu.
On commença d'abord par entendre M. Raser, notre percepteur, fournir quelques explications sur les budgets, et faire quelques aveux pénibles pour nos oreilles de contribuables. Plus un maravédis en caisse, et de 25 à 30.000 de dettes à payer. En passant, il donna à M. le maire un conseil qui ne sera pas suivi : « Veuillez, M. le maire ne plus signer de mandats, puisque vous savez qu'il m'est impossible d'en payer. »
M. Raser ayant fini, M. l'adjoint C. Moulin demanda si la séance était ouverte.
M. le maire. — Non, je vais le faire.
M. Kerinec, 1er adjoint. — La dernière séance n'ayant pas été achevée, est-ce celle-là que nous reprenons ?
M. le maire. — Non, il était 1 h. 30 quand j'ai levé la séance; il était trop tard pour continuer.
M. Kerinec. — Nous allons par conséquent la reprendre où nous l'avons laissée.
M. le maire. — Non, voici l'ordre du jour.
M. Stéphan, adjoint. — Vous avez peut-être raison, M. le maire, il était un peu tard ce jour-là. Mais nous avons tous l'habitude, quand nous n'avons pas fini un travail un jour, de le reprendre le lendemain pour le terminer. Voilà ce que nous vous demandons.
M. le maire. — Messieurs, voici l'ordre du jour.
M. Kerinec. — Je vous préviens que nous vous empêcherons de le discuter.
M. le maire. — Nous verrons.
M. Kerinec. — Je propose comme secrétaire de séance C. Moulin. Adopté.
C. Moulin. — Monsieur le maire, voulez-vous me donner le registre des délibérations ?
M. le maire. — Non, vous ne l'aurez pas. Messieurs, M. Nicolas devait m'apporter le procès-verbal de la dernière séance. Je l'ai réclamé trois fois et je l'ai attendu vainement pendant six jours. J'étais obligé de l'afficher; j'ai dû, comme mon devoir et mon droit l'exigeaient, le rédiger moi-même. Je vais donc vous le lire.
C. Moulin. — Pardon, veuillez me donner le registre, je vais le faire moi-même, puisque je suis le secrétaire de séance.
M. le maire fait la sourde oreille.
M. Kerinec. — Vous ne le lirez pas et nous ne le signerons pas, car c'est un tissu de mensonges et de faux !
M. le maire. — Tout ce que vous pouvez me dire m'est parfaitement égal. L'administration l'a approuvé.
Et il continue sa lecture, consomment interrompue par les quolibets de la salle et les injures des conseillers : Menteur ! Faussaire ! et autres aménités du même genre. Rien ne le trouble.
Cette lecture achevée, il sort de sa poche un document : « Messieurs, dit-il (s'adressant autant aux spectateurs qu'aux conseillers), je vous fais juge de la conduite des quatre adjoints socialistes*. J'ai demandé à la préfecture copie de la lettre qu'ils ont écrite contre votre maire. C'est une honte ! »
Dans cette pièce, que nous ne pouvons reproduire intégralement, il est accusé d'avoir falsifié des délibérations du Conseil municipal, pour obtenir sa route du Vallon.
M. C. Moulin. — Donnez-moi le registre.
M. le maire. — Vous ne l'aurez pas. Je lirai moi-même les délibérations.
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M. Moulin et lui se disputent le cahier . Dans la lutte, M; le maire laisse tomber quelques petits objets ; il se baisse pour les ramasser. M. Kerinec en profite alors pour se saisir du registre et le passer à Moulin. D'un bond, M. Cariou se précipite à l'assaut pour la conquête de son bouquin, Mais l'adversaire, plus fort et plus grand, résiste en rient avec toute la salle. Il laisse un instant le maire agrippé à ses basques et [...] après son livre. Quand M. Moulin eut jugé la comédie suffisamment longue, il rendit au maire son enfant, et la bataille reprit autour de la rue du Vallon.
Plusieurs conseillers. — Dans cette affaire, vous nous avez trompés; nous ne pouvons pas accepter cela !
M. le maire. — Mais non. Les délibérations en font foi.
M. Kerinec. — Vous les avez falsifiées. Vous êtes venu chez moi me supplier de faire voter votre route, en me disant quo vous aviez construit une maison dans votre terrain et que vous ne pouvez plus y aller. Vous ne demandiez que le classement et vous me promettiez qu'elle ne serait faite qu'après les autres.
M. Stéphan. — Vous nous avez appelés, Kerinec et moi, dans votre bureau, et vous nous avez dit que vous ne vouliez que le classement de la rue et que vous ne la feriez pas, et aujourd'hui nous la trouvons en tête des routes à faire. Vous avez perdu notre confiance.
M. le maire. — Tout cela est faux! Vous mentez !
M. Stéphan. — Vous m'insultez en me traitant de menteur. Est-ce que je mens encore quand, ayant été chargé d'acheter, à Brest, le char funéraire et ayant traité à 2.800 francs, je vous accuse d'avoir signé un mandat de 3.800 francs ?
M. le maire. — La différence, c'était pour les tentures.
MM. Kerinec et Stéphan. — C'est encore faux, cela ! Les tentures ont été payées à part.
Cette fois, l'accusation était tellement précise et tellement nette, que la salle, stupéfaite, resta muette.
M. le maire ne trouvant pas de réponse, prit sous son bras son inséparable registre et s'en alla, déclarant la séance levée ; mais les conseillers n'entendaient pas se laisser rouler de nouveau.
M. Kerinec. — Messieurs, ne vous en allez pas, la séance continue. Je prends le fauteuil du maire et nous allons continuer.
M. Cariou, après avoir déposé son précieux fardeau dans son bureau, revint au galop chercher son fauteuil; mais M. Kerinec étant assis dedans et s'y cramponnant, il fut forcé de le lui laisser.
M. Kerinec. — Messieurs, voici des bulletins; nous vous demandons d'exprimer votre confiance ou votre hostilité contre M. Cariou.
Il n'avait pas achevé la distribution de ses bouts de papier que M. le maire s'en était déjà emparé et les avait enfouis au plus profond de sa poche. La salle se tordait.
M. Kerinec. — Messieurs, voici une lettre de protestation que nous irons porter nous-mêmes à la préfecture et que nous vous demandons de signer. Nous ne pouvons plus collaborer avec M. Cariou. (Il lit la lettre.)
Alors, se produisit une scène inénarrable. M. Cariou, au milieu de la salle, criait que la séance était levée et poussait vers la porte ceux des conseillers qui étaient debout, les conjurant de ne pas signer. Quelques-uns s'en allèrent, mais la majorité ne bougea pas. Il se dépensait de l'un à l'autre, les implorant, les suppliant, se mettant entre eux et la table quand ils voulaient aller signer. Il les tirait par les bras, par le vêtement, par les épaules, vers la porte, tout cela au milieu d'un vacarme formidable.
Quelqu'un lui dit : "Monsieur le maire, ayez de la dignité; laissez-les libres!"
— Non, répondit-il, je n'en ai pas !
Et ce scandale dura tant qu'il resta un conseiller dans la salle. |
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