A Camaret
(de notre envoyé spécial)
Dimanche, 27 janvier 1903
C'est aux confins de la terre de France, à l'une des pointes les plus extrêmes de l'Armorique, dans cette presqu'ile à peu près ignorée que dominent Crozon, son église et son fort, entre la baie de Douarnenez, et la rade de Brest, entre la pointe du Raz et la pointe de Saint-Mathieu-Fin-de-Terre, en sombre et sauvage Cornouailles, aux limites mêmes du vieux monde, que se creuse ce petit port de Camaret où je me trouve en ce moment pour le Figaro et pour Antoine.
Souvent, en ce lieu, pendant les mois noirs comme les Bretons appellent les mois d'hiver, un appel monte de la mer, venant du grand large dans l'Ouest, et passe en ondulations frissonnantes sur le pays. Le pêcheur camarétois écoute, ému malgré sa longue accoutumance de la signification de cette voix de mystère, et dit, hochant la tête :
— Encore de la misère pour nous, c'est la Vandrée qui chante à c't'heure !
La Vandrée, c'est une cloche perdue en mer, à quelques milles des côtes, fixée à une bouée mobile qui signale un écueil assassin; lorsqu'elle sonne ainsi, c'est que souffle le suroît (sud-ouest), le vent des tempêtes, des naufrages, de la perdition, de la mort.
Cette fois la Vandrée, glas sinistre de misère, tocsin battant éperdument l'alarme du sein de la mer ténébreuse a jeté une clameur si persistante, si forte, que le vent des tempêtes, répandant en appel désespéré sur toute la France, l'a portée jusqu'à Paris. La France a entendu; Paris a entendu, et l'âme entière de la patrie a tressailli.
Et l'on a appris que c'étaient nos sauveteurs habituels, en péril de mort à leur tour; que c'étaient nos pêcheurs de Bretagne, nos marins d'hier ou de demain, nos défenseurs intrépides aux heures dures de notre histoire, qui demandaient de l'aide pour ne pas mourir de faim !
C'est pourquoi, sous le haut patronage du Figaro, que toute œuvre d'humanité et de patriotisme trouve toujours au premier rang, ayant aidé, dans la faible mesure de mes moyens, ces généreux artistes, André Antoine, le peintre Charles Cottet, à organiser, en faveur des pêcheurs bretons, la matinée suivie de tombola qui vient d'obtenir un tel succès, j'ai accepté avec une joie et une reconnaissance profondes d'en porter la recette aux pêcheurs de ce Camaret, où tous trois, Antoine, Cottet et moi, nous allons passer chaque été depuis dix-sept ans.
Je ne fais que continuer et compléter ici l'investigation si intelligemment commencée par mon lettré confrère Georges Bourdon, pour le compte du Figaro et de ses lecteurs. En quelques lignes, il a très exactement donné la caractéristique de cette partie de la Bretagne; c'était une vue d'ensemble; il me reste à entrer dans le détail et surtout à rendre compte aux bienfaisants donateurs d'Antoine de la mission spéciale dont je me suis chargé.
Dès mon arrivée, mon premier soin, vendredi dernier, au lendemain de la représentation d'Antoine, fut donc de réunir dans la salle de la mairie de Camaret le maire, M. Martin, son adjoint, M. Hervé Férec, le commissaire de la marine, M. Potigny, le recteur, M. l'abbé Le Bras, son vicaire, M. l'abbé Guirrec plus les principaux patrons de barque. Après leur avoir annoncé que je venais comme mandataire du Figaro leur apporter de la part d'André Antoine et de Charles Cottet, au nom aussi de tous les donateurs de la tombola et de tous les spectateurs de la matinée du théâtre Antoine, les 10.721,60 fr. recueillis la veille, je crus devoir leur présenter ce que nous faisions de la manière suivante :
Ce qu'il faut que vous compreniez bien, vous tous réunis ici, et ce qu'il importe de faire comprendre à vos compatriotes, dont nous respectons la légitime fierté, c'est que ce n'est ni l'aumône ni la charité que les Parisiens vous font aujourd'hui. C'est une dette sainte que nous vous remboursons, une dette contractée depuis longtemps par la patrie vis-à-vis de vous.
Est-ce que, sans cesse, en effet, vous n'avez pas sous les yeux, sur ce sillon de galets et de rochers qui forme la jetée naturelle protégeant votre petit port, cette tour rouge, construite par Vauban, cette chapelle gothique de Notre-Dame de Roz-Madou, témoins irrécusables de l'héroïsme de vos grands-aïeux, les pêcheurs camarétois qui, il y a un peu plus de deux cents ans, le 18 juin 1694, ont sauvé Brest, ont sauvé la France d'une formidable invasion hollando-anglaise ?
Vous savez tous que c'est un boulet anglais qui a abattu l'extrémité du clocher de la chapelle; vous savez tous que, pendant que le feu des batteries installées le long des côtes par l'illustre maréchal et les canons de sa tour écrasaient et repoussaient la flotte ennemie, les Camarétois, armés de faux, de haches, de coutelas, de bâtons, se joignant aux soldats réunis à la hâte, exterminaient les troupes déjà débarquées sur la plage de Trez-Rouz et faisaient un tel massacre des Anglais que vous appelez encore ce point de la côte la Mort-Anglaise ?
Eh bien ! et en 1870, autour de Paris, qui donc occupait ces forts dressés comme des cuirassés à l'ancre en avant de la capitale assiégée ? Qui donc versait son sang au Bourget, à la Gare aux Bœufs, à Choisy-le-Roi, dans les forts, faisant comme une ceinture de pourpre à notre Paris ? Qui donc le faisait ruisseler, ce sang généreux, en province, à l'armée du Nord, à l'armée de la Loire ? N'étaient-ce pas les Bretons, les Camarétois, accourus à notre secours ?
Mettez donc de côté tout faux amour-propre et laissez-vous secourir à votre tour. Confiez-nous vos misères, votre détresse, comme à des frères à qui l'on dit tout !
Peu à peu, alors les cœurs se sont ouverts, des larmes ont mouillé les yeux et les confiances sont venues à moi; ils ont osé parler, d'abord pour désigner les camarades malheureux, puis pour avouer eux-mêmes. Le plus dur était fait, nous pouvions les aider d'une manière raisonnée, consciente et méthodique. Ils nous révélaient des choses intéressantes et ignorées, comment et pourquoi la pêche avait manqué, racontant que la sardine n'avait pas positivement fait défaut, mais qu'on n'avait pas pu la prendre pour deux raisons principales: premièrement, parce que la rogue étant trop chère on ne pouvait en jeter assez pour les attirer, et il y a là une cause économique très grave; une question d'accaparement que Georges Bourdon a déjà signalée; ensuite parce que les marsouins détruisent les filets, et il y a là un mal matériel qu'il importe d'empêcher.
Les patrons partis, chacun de nous a exposé tour à tour la manière dont il convenait de répartir et de dépenser, au mieux des intérêts généraux, la somme apportée. D'abord, d'une entente commune, nous commencions par attribuer cinq cents francs aux pêcheurs de Morgat dépendant de l'inscription maritime de Camaret cela, d'après le désir exprimé par le peintre [?] l'un des plus importants donateurs de la tombola.
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C'est M. Paul Pia, de Morgat, auquel j'ai remis cette somme qui la distribuera lui-même. Ensuite, j'étais chargé de porter personnellement lés 221 fr. 60 complémentaires aux misères les plus pressantes que j'irais rechercher de village en village, selon les renseignements que je saurais prendre dans le pays. Puis une longue discussion s'engageait entre nous sur le meilleur mode d'emploi des 10,000 francs formant la masse principale.
En voici le résultat.
A l'heure actuelle, grâce au Comité central, il n'y a plus un estomac vide dans tout ce qui dépend de Camaret; grâce à Antoine, la famine ne pourra plus se renouveler de quelque temps ; au pain, on ajoutera un peu de viande, d'épicerie, de chauffage, des vêtements; après les malades, les infirmes, les vieillards, les femme, qui ne pouvaient attendre, on pourra soulager des misères moins urgentes peut-être, mais tout aussi intéressantes, améliorer des situations critiques, diminuer des charges écrasantes, permettre enfin aux pêcheurs de reprendre le travail en remplaçant les engins détruits.
Dans la mesure du possible, avec un zèle dont il convient de les louer ici, avec un dévouement absolu, le maire, M. Martin, son adjoint M. Hervé Férec, le commissaire de la marine M. Potigny, le recteur Le Bras, le vicaire Guirrec, les Comités des patrons de barque, ont pris déjà et vont continuer de prendre toutes les mesures pour assurer l'avenir. Ce qu'il faut, en effet, c'est non seulement empêcher la population de mourir de faim, mais lui rendre le courage, lui fournir les moyens de travailler. C'est à cela que seront employés les 10.000 francs qu'une surveillance intelligente empêchera d'être gaspillés, et sur lesquels un fonds de réserve d'au moins 7.000 francs sera précieusement conservé pour tâcher d'attendre juin, époque de la pêche de la sardine.
Enfin, il est une classe non moins intéressante qu'il faudra arriver à aider aussi, c'est celle des commerçants, de ces boulangers, épiciers, bouchers et autres fournisseurs qui ont été les premiers à venir au secours de leurs compatriotes en leur faisant crédit. A Camaret particulièrement, ils ont rivalisé de bienfaisance.
Samedi 24 janvier, aidé de mon fils, guidé par l'adjoint Hervé Férec, d'un dévouement si infatigable, j'ai fait mon pèlerinage, les poches pleines de pièces de cinq francs, par les villages de Lagatjar, Kermeur, Pen Hir, Kerbonn, dépendant de Camaret et semés à travers la lande, et j'ai traversé quelques-uns de ces cercles de l'enfer de la misère, d'un caractère si spécial ici.
Le Camarétois n'est pas seulement fier, il est généralement propre, soigneux. En pénétrant dans certaines de ces pauvres maisons, en me trouvant en présence d'un mobilier très primitif, mais bien entretenu, j'aurais pu croire à une aisance relative, si je n'avais appris par mon guide et su par moi-même quelle épouvantable détresse se cachait derrière cette façade trompeuse. Ici, aucune mise en scène pour apitoyer, au contraire. C'est à la tristesse seule que se reconnaît l'infortune; c'est au degré de tristesse qu'il faut deviner l'étendue de la misère. Le maire de Camaret m'avait écrit à Paris en réponse au télégramme où je lui demandais des détails sur ses administrés : En ce moment, notre Camaret est bien triste. Bien des intérieurs de marins commencent à être tristes par le manque de ressources. Le difficile pour leur venir en aide est qu'ils ne font pas montre de leur misère et ne se font pas connaître... J'ai pu le vérifier sur place.
J'ai vu de pauvres femmes avoir presque un mouvement de refus, au moment où je leur mettais dans la main la modeste obole que je leur apportais, et dont le chiffre m'avait été indiqué par mon sage conseiller. J'ai vu de passagères rougeurs, très impressionnantes, sur de pâles visages creusés par la faim, minés par la maladie. J'ai vu des larmes de honte en même temps que de reconnaissance dans de grands yeux hagards pleins de douleur et de souffrance. Et cependant c'était, entourées de quatre, six, huit ou neuf enfants que je trouvais ces malheureuses si dignes : c'étaient des vieilles de soixante-dix-huit à quatre-vingt-huit ans qui pleuraient ainsi, c'étaient des infirmes, des vieillards, des malades dont j'émouvais ainsi l'âme fière.
Mais le nom d'Antoine, la vue de ma figure connue dans je pays depuis si longtemps brisaient toute résistance.` C'est bien pourquoi j'avais tenu à y venir moi-même, persuadé qu'en causant adroitement avec eux je parviendrais à découvrir la vérité, malgré eux.
Je suis venu et j'ai vu et j'ai su, et j'ai été épouvanté. Moins apparente qu'ailleurs, la détresse à Camaret est très grande, générale, se répercutant de bas en haut, du plus pauvre au plus aisé, de la friturière, du soudeur, du pêcheur au patron de barque, au commerçant, de manière si grave que si on n'était pas venu sérieusement à son secours, le pays pouvait être irrémédiablement perdu.
Or, il ne faut pas l'oublier, Camaret c'est la sentinelle avancée de la France sur cette frontière de l'Ouest, aussi importante à garder. que celle de l'Est, et dont la principale défense est la chair vivante de nos pêcheurs, nos inscrits maritimes.
En sauvant Camaret, on sauve une forteresse de la France ; c'est de la solidarité bien entendue, et presque de l'égoïsme. Chacun de nous doit répéter l'admirable phrase prononcée par le grand artiste Jules Chéret qui, répondant à l'appel d'Antoine, pour sa tombola, disait à celui qui venait chercher chez lui une toile: Tout ce que vous voudrez ! Et pas de remerciements, ce n'est pas de la charité, c'est de la solidarité !
Pour Camaret, c'est plus encore, c'est la dette de la patrie, que nous devons tous payer sans hésiter, sans regardera la somme. Antoine, pour avoir vécu durant des mois ici, pour avoir su voir, l'a bien compris. Aussi, n'a-t-il pas eu d'hésitation, dès le début, déclarant: C'est à Camaret surtout que je pense, en organisant cette matinée, c'est Camaret qu'il faut sauver, car on va l'oublier !
II voyait bien que, trompé par l'apparence moins malheureuse de ce coin de Bretagne, on allait d'abord à des misères plus voyantes, plus étendues, plus pressées peut-être, et que, s'il ne poussait pas le cri d'alarme, s'il ne faisait pas entendre la plainte de détresse, l'appel de misère, comme la cloche de la Vandrée, Camaret ne serait secouru que trop tard ou qu'à demi. Camaret demi-secouru, c'est Camaret perdu, c'est la forteresse d'avant-garde minée et en péril.
Paris l'a senti, et je suis heureux, grâce à la bienveillance du directeur du Figaro, qui a bien voulu patronner l'effort d'Antoine, de pouvoir expliquer ici, à cette tribune retentissante, toutes les raisons graves, tous les motifs d'intérêt primordial, d'humanité, de patriotisme, de reconnaissance, que nous avions et que nous aurons toujours de sauver Camaret.
Gustave Toudouze |
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