Dépêche de Brest, le 15/02/1936

Le Crozonnais 1 , petit sloop muni d'un
moteur de 20 chevaux, fait le service
de Brest au Fret, pour le transport de
diverses marchandises.
Amarré, avant-hier, au 3e bassin,
après avoir effectué un chargement de
35 tonnes environ, consistant en 14 fûts
de vin, sacs de farine, épicerie, charbon
et bidons d'essence, il se mettait en
route pour le Fret à 18 heures, sans
avoir allumé ses feux de position.
Il venait de franchir la passe, au bout
du quai de la Santé, et se trouvait à
300 mètres au sud-sud-ouest du feu sud
de la passe ouest du port de commerce
quand le patron et propriétaire du sloop,
M. Corentin Billan, 48 ans, et ses deux
matelots, MM. François Mével, 39 ans,
et Jean Derrien, 36 ans, virent venir
droit sur eux un petit vapeur.
Le patron manœuvra pour tenter de
s'écarter de sa route. François Mével
cria : « Attention ! Ecartez-vous !
Faites machine en arrière ! »
Mais, du vapeur, le Fromveur, patron
Le Guen, ses appels ne furent pas entendus.
L'abordage était maintenant
inévitable. Avec un grand fracas,
l'avant du Fromveur pénétra dans le
flanc du Crozonnais par tribord arrière,
où les trois hommes, qui avaient eu le
temps de se rendre compte de ce qui
allait arriver, s'étaient écartés précipitamment.
Grâce au sang-froid du matelot François
Mével, tous trois purent se sauver
rapidement.
— Dès que je vis que le Fromveur ne
pouvait plus nous éviter — racontait,
hier, avec calme, Mével — je sortis mon
couteau de ma poche, l'ouvris et me tins
prêt à couper la bosse du canot que
nous traînions en remorque. Nous eûmes
juste le temps de sauter tous trois dans
l'embarcation.
« Il était temps. Le Fromveur avait
fait machine en arrière. Il avait pu
dégager son avant, profondément entré
dans le flanc de notre infortuné
bateau. L'eau s'engouffra dans la brèche
ainsi ouverte et le malheureux Crozonnais
coula en quelques secondes.
« La vedette du Fromveur se dirigeait
vers nous. Elle nous passa une amarre
et remorqua notre canot au 5e bassin.
« Tout cela n'avait demandé que fort
peu de temps, un quart d'heure, peut-être
une demi-heure au plus, je ne
sais pas. »

Fausse alerte
Au port de commerce, on n'apprit la
nouvelle que plus tard. Dès qu'on la
connut, quelqu'un téléphona, vers
20 heures, à la préfecture maritime en
annonçant que le bateau de la Compagnie
des vapeurs brestois, faisant le
service du Fret, venait de couler avec
ses passagers.
Cette nouvelle causa l'émoi que l'on
devine. L'officier de service téléphonait
à nouveau, à 20 h. 15, au port de commerce
pour avoir de plus amples renseignements.
Il apprit alors que, bien qu'ayant
causé la perte d'un petit bâtiment, l'accident
n'était pas aussi tragique qu'on
l'avait craint tout d'abord et que les
trois hommes d'équipage qui montaient
le bateau coulé étaient saufs.
Le nom du bateau, Crozonnais, avait
causé cette confusion. Quelqu'un, évidemment
bien intentionné, apprenant
son naufrage, avait compris qu'il s'agissait
du bateau desservant la presqu'île
de Crozon, ce qui eût été une catastrophe,
et s'était empressé d'alerter la
préfecture maritime pour demander du
secours.
A 20 h. 45, le remorqueur de sauvetage
Iroise demandait à la préfecture
maritime de prévenir tous les bâtiments
du danger que créait la position
de l'épave, coulée dans le passage
emprunté par les caboteurs pour leur
entrée ou leur sortie du port de commerce.
L'officier de service de la direction du
port fut prévenu. La Bombarde, petit
remorqueur de la D. P., patron Le Béon,
fut envoyée sur les lieux avec une
équipe de marins.
L'épave, coulée sur un fond de 6 m. 80,
n'est recouverte à marée basse que de
trois mètres d'eau environ et son mât,
haut de six mètres, émerge.
Des voyants ou bouées de couleur
furent mouillées pour la signaler aux
navigateurs et l'Iroise fixa en haut du
mât deux feux rouges.
Tous les pilotes furent d'abord prévenus
du danger, puis tous les bateaux
susceptibles d'entrer ou de sortir du
port.

À l'Inscription maritime
M. Corentin Billan, 48 ans, marié, père de trois enfants, habite Le Fret.
Il est propriétaire du Crozonnais et
faisait depuis longtemps le service du
Fret à Brest aller et retour, presque
tous les deux jours, le temps d'effectuer
un chargement et de le décharger.
Il s'est rendu, hier, à l'Inscription
maritime et a déposé son rapport de
mer. Il répète le récit du matelot Mével
qui, ainsi que son camarade Jean Derrien,
ont été interrogés, dans l'après-midi,
par l'inspecteur de la navigation.
Le Crozonnais n'était pas assuré. M.
Corentin Billan estime la perte de son
bateau à 80.000 francs et celle des marchandises,
de 40 à 50.000 francs.
D'autre part, le capitaine du Fromveur,
M. Le Guen, a déposé à l'Inscription
maritime le rapport de mer que
nous publions ci-dessous.
Le Fromveur, ex-Glaneuse, jauge 147
tonneaux. Il a 29 mètres de long, 6
mètres de large, a été construit en 1838
et appartient à l'entreprise Gourio.
On se rappelle le naufrage du Pen-Hir, chargé de machines agricoles; ce
navire coula, au cours d'une tempête,
dans la baie de Bertheaume. On ne put
le renflouer, mais l'entreprise Gourio,
avec des scaphandriers, procède au sauvetage
de toutes les marchandises pouvant
être remontées à la surface. Il revenait
de poursuivre ses opérations
quand survint l'accident.
Voici le rapport du capitaine Le
Guen :
13 février 1936. — Quitté l'épave du
Pen-Hir à 17 h. 20.
Route sur Brest : les feux de route étaient
allumés après l'appareillage.
Rentré en rade-abri vers 18 h. 15, gouverné
dans le secteur blanc du feu du château; venu sur tribord quand j'ai aperçu,
le feu blanc de la digue sud; j'ai diminué
de vitesse.
Les hommes étaient au poste de manœuvre pour la rentrée au port.
A ce moment, le maître d'équipage et
le matelot, qui étaient sur le gaillard, me
signalaient un côtre à moteur qui faisait
route pour sortir.
Comme le navire n'avait aucun feu de
route, je n'ai pas pu l'éviter à temps, malgré
que j'aie observé le règlement d'abordage
en gardant le côté tribord de la passe;
j'ai fait battre en arrière, en route aussitôt,
mais, malgré toutes ces précautions, l'abordage
s'est produit; je suis resté sur les
lieux pour prêter assistance au navire
abordé, qui a coulé aussitôt.
Les hommes qui avaient pu embarquer
dans leur canot ont été remorqués à terre
par la vedette annexe du vapeur.
Il résulte du rapport que le Crozonnais
n'avait pas allumé ses feux de
position, bien que la nuit fût sur le
point de tomber.

Le vapeur Fromveur, ex-Glaneuse, ici à Douarnenez
photo Francis Hennequin, source : fonds F. Hennequin, arch. dép. du Finistère, cote 1/1118
Qui procédera au renflouement ?
Désemparé, M. Corentin Billan se
présentait, hier matin, accompagné de
M. Le Bras, à la direction du port, dans
l'arsenal, pour demander l'aide de la
marine pour renflouer le Crozonnais.
On sait que la marine ne refusa
jamais son concours, mais qu'un règlement
lui impose d'appliquer, pour les
opérations faites au compte des particuliers,
un prix légèrement supérieur à
ceux établis par les entreprises privées,
afin d'éviter de leur faire une concurrence
préjudiciable à leurs intérêts.
Les renseignements sur les prix, relativement
élevés, des opérations de renflouement
: indisponibilité de remorqueurs
et chalands, solde des équipages
et des scaphandriers, furent fournis à
M. Billan.
Des cautions lui furent demandées.
M. Billan ne donna pas de réponse et
s'adressa à l'entreprise Gourio. Mais
on ne sait si celle-ci dispose des moyens
suffisants pour renflouer le sloop, dont
le poids total, avec sa cargaison, est
estimé à environ 50 tonnes.
Aucune décision n'avait été prise, hier
soir, et la direction du port se tenait
prête, si on faisait appel à son concours,
à envoyer aujourd'hui ses scaphandriers
sur l'épave pour procéder à son
élingage avant le renflouement.
Marchandises en dérive
M. Billan s'est occupé, hier après-midi,
de récupérer les marchandises entraînées
en dérive par les courants, recueillies
à La Ninon et sur la côte et
signalées à l'Inscription maritime.
Un fût de vin a pu être entreposé à
la Santé et M. Billan a pu entrer en
possession de diverses marchandises,
qui lui ont été rendues par les services
maritimes.
Souhaitons que le Crozonnais et son
chargement d'objets non périssables
puissent être sauvés car, sans cela, ce
serait la ruine pour son propriétaire,
excellent marin, très estimé au port de
commerce.

Dépêche de Brest, le 16/02/1936
Le renflouement du Crozonnais
Le ponton Lanvéoc de la direction du port a soulevé et
conduit
au port de commerce le sloop abordé par le Fromveur

Hier matin, le remorqueur de la
direction du port Chameau, patron Le
Guillou, quittait l'arsenal pour procéder
au renflouement du Crozonnais, coulé
près de la passe ouest du port de commerce
par le vapeur Fromveur, de l'entreprise
Gourio, ainsi que nous l'avons
relaté.
A 9 h. 30, le Chameau mouillait près
de la bouée, installée par les ponts et
chaussées, pour signaler l'emplacement
de l'épave.
La manœuvre était dirigée par
M. Simon, officier des équipages, assisté
du 1er maître Jézéquel, chef de
section.
Les scaphandriers Castel et Bozennec
descendirent aussitôt et passèrent des
élingues sous le Crozonnais. Cette opération difficultueuse ne s'acheva qu'à
midi.
À 13 heures, le ponton-grue Lanvéoc arrivait. Les élingues furent rassemblées
et saisies pour être accrochées à
la grue flottante, qui manœuvra lentement
pour remonter le sloop.
Bientôt, il apparaissait à la surface.
On remarqua que l'élingage avait été
fait de main de maître par les habiles
scaphandriers. Le bateau remontait
dans une position absolument horizontale.

Quand le pont du Crozonnais fut à
fleur d'eau, les petits remorqueurs Penfeld et Armen s'attelèrent au Lanvéoc,
auquel restait suspendu le sloop, et le
convoi se mit en marche.
A 16 heures, il entrait au 1er bassin
du port de commerce et, à marée haute
à 16 h. 30, le Lanvéoc le déposait doucement
sur les fonds hauts de ce bassin,
qui se découvrent à marée basse.
La brèche, assez profonde, faite par
l'avant du Fromveur, sera provisoirement
bouchée après que l'eau contenue
dans le bateau aura été vidée, et le
bateau flottera. Il sera conduit ensuite
sur le platin du port de commerce, où
on procédera à ses réparations.
À part les marchandises périssables,
épicerie, etc., la majorité du chargement
a pu être récupérée.
La perte subie par M. Le Billan,
propriétaire du Crozonnais, bien qu'importante,
sera moins grande qu'il l'avait
craint tout d'abord. Tout le monde, au
port de commerce, s'en félicitait hier.

Dépêche de Brest, le 22/02/1936
[...] Depuis cette époque, chaque jour, à marée basse, l'équipage s'efforçait de
récupérer les marchandises de toutes sortes, arrimées dans le bâtiment et destinées aux habitants de la presqu'île de Crozon.
Ce ne fut pas là chose facile, car les cales du sloop, le flanc droit étant crevé,
demeuraient pleines d'eau. Enfin, à force de persévérance, le patron
et ses deux hommes sont parvenus à alléger le navire et, profitant de la
forte marée d'hier, la voie d'eau ayant été provisoirement bouchée à l'aide de
planches, pris en remorque par le sloop Yvette, le Crozonnais a quitté le port de commerce, hier à 15 heures, pour Le Fret, où l'on procédera à ses réparations.

Dans la Dépêche du 17 mars, on constate que les réparations sont terminées puisque le Crozonnais est de retour dans la rubrique Mouvement du port de commerce.
Dans la Dépêche du 25 avril, à la rubrique "Tribunal correctionnel", on apprend que 4 patrons, dont Corentin Billant, sont poursuivis pour navigation la nuit sans feux de position, et que, depuis l'accident du Crozonnais abordé : il fut décidé, pour éviter que des accidents semblables se produisent, de mettre en vigueur un règlement déjà ancien et de verbaliser contre les contrevenants. [...] Même jugement pour tout le monde, c'est-à-dire 16 francs d'amende avec sursis.

NOTE
1 Ouest-Éclair du 15 mars précise qu'il s'agit du côtre Crozonnais-II, côtre mixte de 24 tonnes 67 de jauge brute, construit en 1913 à Camaret. ↑
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