1912
La Bataille de Camaret (18 juin 1694)
et sa commémoration de 1912, par Georges-G. Toudouze

La Dépêche de Brest - dimanche 3 août 1912 :
Au moment où, sur l'initiative de l'excellent
poète Sainl-Pol-Roux, les habitants de Camaret-sur-Mer commémorent solennellement, à l'occasion
de leurs régates, la bataille fameuse au
cours de laquelle leurs ancêtres sauvèrent Brest
et la France d'une invasion anglaise, nous avons
chargé notre distingué confrère Georges-G.
Toudouze de raconter à nos lecteurs cet épisode
retentissant.
Fils de Gustave Toudouze,
le regretté romancier de Péri en Mer ! de la
Tour Dorée, du Reboutou, etc. (dont le grand
quai de Camaret et une rue de Paris portent
le nom, consacrant ainsi la mémoire de cet
écrivain délicat, de ce Parisien qui pénétra si
bien l'âme bretonne, et qui fut le romancier
de Camaret et l'ami si dévoué des Camarétois),
Georges-G. Toudouze est, lui aussi, bien connu
de nos lecteurs : érudit et romancier, ancien
membre de l'Ecole française d'Athènes, rédacteur
en chef de la Ligue Maritime, membre du
comité de la Société des gens de lettres, il est,
ainsi que le fut son père, considéré par les
Camarétois comme un compatriote adoptif.
Il
y a quelques années, en un gros volume qui
fut couronné par l'Institut, il a publié, après
de longues recherches, les nombreux documents
inédits découverts par lui sur l'histoire
de Camaret, documents qu'il va nous résumer
aujourd'hui :
Notre excellent confrère Saint-Pol-Roux a eu la pensée de joindre à la fête
annuelle des régates de Camaret, une
commémoration de la grande bataille
du 18 juin 1694 ; et, sous sa présidence,
tous nos amis de Camaret saluent le
souvenir de leurs aïeux du XVIIe siècle...
Et voici qu'immédiatement s'évoquent
devant mes yeux toute une série d'images
qui réveillent en moi de bien vives
émotions...
J'étais très enfant, gamin en culotte
courte, entremêlant en ce cher coin de
Bretagne les obligations, souvent peu
appréciées, des versions latines de vacances,
et les joies de la pêche, quand
pour la première fois, j'entendis parler
de la Bataille de Camaret. Je me souviens
très bien de ce clair matin d'août
où, devant le château historique, un de
nos amis, à la robuste vieillesse de qui
je me fais une joie d'adresser ici même,
aujourd'hui, le témoignage de ma respectueuse
affection, le gardien du phare
Tonton Mathieu Sévellec raconta à
mon père ce qu'on savait alors, mi-histoire,
mi-légende, de la grande bataille :
la tour bâtie par Vauban, le clocher de
la chapelle décapité par un boulet anglais,
le combat sur la Grève-aux-Sables-Rouges, la victoire, le trésor des
Anglais découvert dans le sable de
Trez-Rouz beaucoup plus tard, au XIXe siècle...
D'après ce premier récit, mon père
chercha à la Bibliothèque Nationale,
trouva diverses relations modernes, certains
documents anciens, les utilisa
dans ses romans sur Camaret... et les
années coulaient...
Puis un jour — après pas mal d'étés
passés les uns après les autres parmi
nos amis de Camaret, m'étant de plus
en plus passionné pour cette page glorieuse
— j'eus l'idée, au cours d'examens
d'histoire, de porter en Sorbonne,
dans une thèse sur la Défense des côtes
de France au XVIIe siècle, la journée
de Camaret.
Et je ne puis me souvenir sans une
émotion très intense, très sincère, de
la chasse aux documents inédits qui,
peu à peu me mit une à une entre les
mains toutes les pièces authentiques de
ce beau fait d'armes : les archives de
la Bibliothèque Nationale, du Ministère
de la Marine, du Ministère de la Guerre,
du Ministère des Affaires Etrangères,
me donnèrent des lettres, des plans, des
rapports, des notes de service, tous papiers jaunis, craquants, à l'encre décolorée,
qui étaient de l'Histoire vivante !
Enfin, par une sombre, froide, pluvieuse
journée de décembre, tout seul
dans la solennelle, somptueuse et richissime
Bibliothèque du Dépôt des
Fortifications, j'eus un éblouissement :
d'une armoire ancienne, parmi d'autres
volumes, venaient de surgir devant moi,
dans la robe fauve de leur reliure passée,
avec leurs ors ternis, leurs angles
patinés, leur fraîcheur de documents
inédits, les carnets de notes manuscrits
de Vauban, organisateur, inspecteur général
et chef suprême de la défense
de nos côtes ! Et sur l'un de ces carnets
s'inscrivait le mot : Brest...
Le contenu de ce registre, notes de
voyage et d'inspection, rapports, lettres,
documents incomparables au bas de
chacun desquels, griffant le papier, se
dessine la signature de l'illustre ingénieur,
ce n'est plus de l'histoire, c'est
de l'épopée.
On y voit que la bataille de Camaret
ne fut que la conclusion logique et
fermement voulue d'une série d'actes
méthodiques, froidement raisonnés pendant
plus de trois ans. Incomparable
homme de guerre, profondément ménager
du sang de ses soldats, Vauban,
prévenu par diverses escarmouches, informé
par ses espions, savait que les
Anglais voulaient s'emparer de Brest,
et il entendait préparer savamment
contre eux une victoire, tout ensemble
aussi écrasante et aussi peu sanglante
que possible. Il usa trois années entières
à organiser cette victoire, à combiner
sa défense, de manière que les
assaillants ne pussent pas dessiner leur
attaque ailleurs qu'au point précis où
il les attendait. Dans sa pensée, dès
1689, ce point précis était le port de
Camaret et la grève qui se trace à la
gorge de la presqu'île de Quélern : et
ce fut là que, véritablement conduits
par l'adresse de ses combinaisons, par
l'organisation savante de ses fortifications,
les Anglo-Bataves furent dans
l'inéluctable nécessité de venir débarquer
le matin du 18 juin 1694.
Aussi, arrivé à Brest le 18 février
1689, Vauban, fortifiant Le Conquet,
Bertheaume, le Goulet, ordonna avant
tout la construction, à Camaret, d'une
tour de côte, dont il avait lui-même
dessiné le modèle inventé par lui : j'ai
eu ce dessin en main, fait à la plume
et à l'aquarelle, repris, rectifié, corrigé,
signé de lui, admirable épure dont
le château de Camaret est l'unique réalisation
actuellement existante — ce
pour quoi, sur l'excellente initiative
des Camarétois, le Ministère des Beaux-
Arts, a classé ce château comme monument
historique.

Louis XIV, personnellement, approuva
le projet de ce château, et malgré
l'hostilité des bureaux de la Guerre,
peu soumis au génie de Vauban, l'illustre
ingénieur, prenant les gros matériaux
dans le port même de Camaret,
dont il ordonna l'approfondissement,
cherchant les bois à Landévennec,
les parements de granit à l'île Melon,
fit élever cette tour que devaient
armer onze pièces de 48.
Mais Louis XIV avait besoin de Vauban
un peu de tous côtés ; il dut quitter
Brest ; les bureaux firent traîner
la construction en longueur ; et le toit
n'était point mis lorsque, au début de
mai 1694, un courrier espion de l'Angleterre
annonça au roi le départ prochain
d'une attaque anglo-hollandaise
contre Brest.
Par un acte inusité, Louis XIV donna
de suite à Vauban l'autorité suprême,
entière, dictatoriale et sans appel
sur toutes les forces de terre et de mer
des quatre évêchés de Basse-Bretagne,
lui confiant aussi, par dessus les bureaux,
par dessus les commandants en
chef, le salut de la France en péril.
Ce fut grandiose : arrivé à Brest le
23 mai 1694, en vingt-cinq jours Vauban fit ce que les bureaux de la Guerre
n'avaient pu achever en vingt-cinq
mois : 468 canons et 36 mortiers s'ajoutèrent
comme par miracle aux 265
pièces et 2 mortiers qui garnissaient
les côtes. Il courut à Camaret ; et, sous
ses yeux, de la Pointe du Gouin au
cap Tremet, un retranchement se hérissa avec une dizaine de canons : deux
compagnies de marine, un bataillon
suisse et 1.800 garde-côtes camarétois,
pêcheurs et paysans, dont beaucoup
n'étaient armés que de haches et de
faux emmanchées à revers, reçurent
l'ordre de vaincre ou de mourir.
Puis Vauban regagna le château de
Bertheaume, d'où il devait dominer
l'action.

copié d'après l'original fait en 1694, le 9 février 1780
Ce que fut cette action, tout le monde
en Bretagne le sait : l'apparition de
la flotte anglo-hollandaise (36 vaisseaux de guerre, 12 galiotes à bombes,
80 bâtiments de transport et 10.000
hommes de troupe, sans les équipages)
le soir du 17 juin, la veillée des armes
dans la nuit sur tout le littoral, la brume au petit matin du 18 contrariant
l'ennemi, favorisant les nôtres ; puis
cette brume levée, les 7 frégates attaquant Camaret, tirant à boulets rouges sur le village inoffensif, entamant
un furieux duel d'artillerie avec le château (qui n'avait que 9 pièces sur 11 prévues) et les batteries de côte. Puis
le drame se déroule, prodigieusement
rapide : coupé d'un boulet, le clocher
de la chapelle de Roc'h Amadour s'écroule
; foudroyé, un navire hollandais
s'échoue, est pris à l'abordage sur la
grève du Coréjou ; les six autres, criblés
de boulets, leur gréement en lambeaux,
reculent, fuient ; un transport
saute, et sur la grève de Trez-Rouz, en
un prodigieux élan, soldats et garde-côtes
jettent à la mer les Anglais débarqués
en chaloupes, leur faisant 500
prisonniers...
Le soir même, il n'y avait plus une
voile anglaise à l'entrée de l'Iroise, et
les guetteurs d'Ouessant annoncèrent
qu'en doublant l'entrée de la Manche,
les ennemis avaient encore dû laisser
couler deux vaisseaux trop avariés, ce
qui, avec les deux perdus à Camaret
et les 48 grandes chaloupes restées sur
la grève de Trez-Rouz, faisait une
cruelle défaite navale...
Quant aux défenseurs de Camaret,
les relations officielles accusent 45 blessés,
alors que les assaillants avaient
perdu 1.300 soldats et matelots et 500
prisonniers... ces derniers recueillis,
pansés, soignés, nourris par ces mêmes
Camarétois, dont ils avaient bombardé
les maisons.
Vauban, le véritable vainqueur, déclare
modestement en son rapport :
Je n'y ay eu de part que dans les ordres
et la disposition, et il signale qu'il
avait seulement pris quelques petites
précautions. Ces précautions-là s'appellent
simplement : les vues du génie...
Louis XIV fit frapper, par le graveur
Rougé, une splendide médaille portant
à l'avers son portrait et, au revers, une
Pallas debout auprès d'un trophée maritime,
et ces mots en exergue : Custos
oræ Aremoricæ, gardienne du littoral
de l'Armorique.
Mais le péril passé, la dictature de
Vauban terminée, les bureaux rentrèrent
dans leur inertie ; et le même carnet
nous apprend que le grand maréchal
eut bien de la peine à faire mettre
le toit de la vaillante tour de Camaret
qui devroit estre la tour dorée et
qui cependant languit comme les autres.
La Tour Dorée, ce nom trouvé par
Vauban et qui fut mis en titre d'un
court roman, composé en utilisant le
carnet du grand ingénieur, restera attaché
au château de Camaret.
Et en ce début du xxe siècle, où notre
France, résolument pacifique, mais
non moins nettement décidée à se faire
respecter, avance loyalement, parmi les
jalousies et les compétitions des grandes
puissances mondiales, en s'étant
fait deux amies, des deux puissances
jadis nos ennemies, l'Angleterre et la
Hollande, — il était bon que cette date
du 18 juin 1694 fût commémorée.
Non dans un esprit de belliqueuse
vanterie, mais simplement comme une
fête du souvenir, comme un acte de
piété.
Piété envers les aïeux qui, menacés
dans leurs maisons, surent faire vaillamment
leur devoir et, sans la connaître,
reprirent à leur compte la splendide
phrase qu'Eschyle met dans la
bouche des Athéniens luttant à Salamine
: Combattez pour délivrer vos
femmes, vos enfants, les temples des
dieux de vos pères et les tombeaux de
vos aïeux... Un seul combat va décider
de tous ces biens !...
Piété envers l'homme qui fut l'un des
plus purs héros du siècle de Louis XlV,
homme de guerre acharné à diminuer
par ses petites précautions l'horreur
abominable de la guerre, homme de
science, homme de coeur, ce maréchal
de Vauban qui, chargé de gloire, n'hésita
pas un instant, vers la fin de sa
vie, à s'aliéner irrémédiablement la faveur
du Roy-Soleil en jetant vers lui,
au nom même de toutes ses victoires,
un grand cri de pitié, de douleur, de
révolte en faveur des Français ruinés
par la guerre : Louis XIV n'a jamais
pardonné à son ingénieur le courageux
Mémoire sur la Dîme Royale, et fit
condamner le volume au pilori en
1707...
Piété envers l'édifice qui fut la pensée
réalisée en pierres du grand ingénieur,
en pierres tirées du sol même
de Camaret, envers l'édifice qui a vu
deux cent vingt-trois années de l'histoire
locale, la bataille, la lutte quotidienne
pour la vie et aussi la grande
lutte pour l'Humanité, les départs des
canots de sauvetage au péril de l'Atlantique
déchaîné...
Piété envers tous les disparus, enfants
ou amis de Camaret qui, de leurs efforts, de leurs travaux, de leur belle
énergie, ont travaillé au développement,
à l'extension régulière du vaillant
petit port, depuis les origines de
son organisation moderne jusqu'à nos
jours ; et parmi eux, au premier rang,
il me sera permis de citer au nombre
des plus récemment enlevés à notre
affection, la vaillante doyenne de Camaret,
Mme Dorso et l'ancien patron
du canot de sauvetage, Pierre Meilard,
à qui deux cents sauvetages avaient valu
la croix des braves...
Piété en un mot envers tous ceux
dont le labeur, les vertus, l'héroïsme
ont, de génération en génération, créé
le beau patrimoine d'honneur et de
courage dont s'enorgueillit tout le pays
de Camaret...
Tel m'apparaît le sens de la grande
fête si heureusement organisée sous
une si jolie, si délicate inspiration ; et
il me semble que sur cette commémoration
planera, généreuse et bienfaisante,
l'âme vivante, l'âme immortelle
de tout ce passé qui tient en deux mots:
vaillance et humanité.
Et tel aussi il apparaîtra à la Bretagne
entière, si fidèle à tous ses beaux
souvenirs, et pareillement à la France
entière si jalouse de son patrimoine
d'honneur.
C'est pourquoi ceux qui aiment le
beau pays de Camaret, ceux qui ont
donné leur sincère affection aux Camarétois
pour avoir vécu avec eux des
heures de joie et des heures de tristesse,
pour les avoir vus au travail quotidien,
à l'exploitation de la mer féconde,
pour les avoir admirés dans les
luttes livrées à l'Océan, afin de lui ravir
intrépidement navires en détresse
et naufragés en péril, — ceux-là se réjouissent
de tout coeur avec eux.
Et c'est pourquoi aussi cette fête
toute patriotique et gravement commémoratrice
est un symbole et un enseignement
: le symbole pieux de l'étroite
fraternité des générations entre elles,
de la continuité vivante, triomphante
de la race ; l'enseignement de ces hautes
vertus de méthode, d'intrépidité, de
noblesse d'âme qui sont, au premier
chef des vertus bretonnes, celles des
grands aïeux, et dont le culte incessant
chez ces jeunes générations est
indispensable au rationnel développement
de la France de demain.
Georges G. Toudouze.

Source de l'article
La Dépêche de Brest du 11 août 1912
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