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1912

De Keralan en Roscanvel, à Toulon, via les Antilles

le premier et ultime voyage du matelot de 3e classe Jean Marie Herrou

 

un récit de Jean-Yves Lolivier

 

 

  Jean-Yves Lolivier, dont la famille maternelle est originaire de Keralan, en Roscanvel, s'est appuyé sur le journal de bord du Duguay-Trouin, pour raconter cette découverte du monde que fit un jeune presqu'îlien de 20 ans, en 1912, de la belle rue de Siam, à Brest, au fond de la rade de Toulon où il vécut ses derniers instants, 6 mois plus tard...

 

 

 


Marie Le Moal et Auguste Herrou

 

Jean Marie Herrou, le premier enfant de Marie le Moal et d’Auguste, naît à Keralan, village de la presqu’île de Crozon, commune de Roscanvel, le 29 août 1891. À quinze ans, il est inscrit maritime 1 .

Il embarque sur l’Asile du Bon Peuple (C 146) du 28 mars au 4 octobre 1906. Il est novice sur le Saint-Joseph (C 161) qu’Auguste son père commande du 15 janvier 1908 au 3 janvier 1910. Un embarquement en suivant, du 12 janvier au 4 mars 1910, le voit matelot sur le Scala Sancta (C 71) puis il ré-embarque sur le Saint-Joseph du 6 avril 1910 au 20 mars 1911, toujours matelot.

Après cinq années, le voilà marin aguerri. Il a vingt ans en 1911 et renonce à la dispense dont il jouissait pour ajourner le départ au service militaire. Il est alors dirigé sur le 2e Dépôt des équipages à Recouvrance, quartier de Brest, sur la rive droite de la Penfeld. Il y part le 11 septembre 1911.

 

Corentin le frère préféré

Corentin accompagne son frère Jean Marie depuis la petite ferme familiale vers la cale de Quélern, pour prendre passage vers Brest à bord du vapeur. Chemin faisant ils conversent longuement. Corentin fait part à son aîné de son envie de naviguer. Âgé de 15 ans, c’est déjà un solide gaillard qui aide sa mère aux travaux de la ferme et s’occupe de la fratrie avec sa sœur Marie Jeanne, quand Auguste le père et Jean Marie sont en mer pour quelques semaines, voire quelques mois. Corentin ne pense qu’à devenir marin, et naviguer au long cours comme l’oncle Joseph, le frère d’Auguste, qui, à son dernier embarquement était gabier sur le lougre Marie et Jeanne de Dunkerque 2 .

Sur la presqu’île, il se sent comme sur un immense navire échoué. Il est las de voir les bateaux franchir le Goulet. Il rêve d’autres espaces et d’ailleurs, il veut voir au-delà de la ligne d’horizon. Il a entendu parler par les marins au long cours de retour au pays, des longs bords le long des côtes brésiliennes et des escales de rêve, Fortaleza, Recife, Salvador de Bahia, l’entrée dans la passe de la baie de Guanabara, le pain de sucre à bâbord et la splendide baie de Rio de Janeiro juste devant l’étrave. Puis plus au sud, Montevideo, le Rio de La Plata, Buenos Aires et ses quartiers italiens de la Bocca et de San Telmo, si vivants tout près du port. Et d’autres ports encore, Punta Arenas, Iquique, Valparaiso, Cape Town, Fort Dauphin, Diego Suarez, celui étriqué de La pointe des galets à l’île de la Réunion, Singapour, Djakarta, Saigon, Haiphong, Hong Kong, Nouméa. Papeete... Tous ces noms bouillonnent dans son imaginaire. Ah ! si son frère pouvait l’entendre ! il envie tant Jean Marie, celui que chacun écoute avec attention.

 

À Brest

Le Dépôt, où il restera 4 semaines, c’est la cayenne, caserne des marins de l’État, le lieu où les conscrits et les engagés reçoivent un rudiment d’apprentissage maritime, où ils apprennent la discipline militaire, le maniement du fusil, la marche au pas cadencé, et où les équipages de la Flotte sans affectation attendent leurs prochains embarquements.

Dès son arrivée, Jean Marie se voit affecté à une compagnie d’une vingtaine de matelots fraîchement embarqués comme lui. Chez le maître tailleur, on leur délivre leur sac de marin avec les uniformes et une paire de godillots. Ensuite il faut passer chez le coiffeur se faire carrément tondre, hygiène oblige, pas de poux dans les têtes. L’apprentissage commence durant lequel il n’apprend pas grand-chose. Son expérience maritime vaut plus que les cours de manœuvre dispensés. Mais enfin, il se prête au jeu avec enthousiasme. Canotage et maniements aux avirons de lourdes barcasses sur la Penfeld, matelotage où il n’a vraiment rien à apprendre. Il marche au pas avec ses camarades, le fusil Chassepot sur l’épaule en chantant "La boulangère" chanson que les marins conscrits apprennent en arrivant au Dépôt...

Boulangère, faut pas s’en faire

Les amours, ça va ça vient

Un baiser, c’est une affaire

Surtout quand personne n’en sait rien.

En traversant le bois des tourterelles

L’oiseau chantait et le ciel était bleu

La belle me dit : Comme les fleurs sont belles

Le marin dit : Asseyons-nous un peu

Ecoutons les pinsons

Dans les buissons

Qui chantent encore pour nous

Qu’ l’amour est doux

Allez-vous refuser

D’ vous laisser embrasser..

Durant toutes ces journées, il apprend les grades de la marine, les traditions, les couleurs, les saluts réglementaires, les différentes parties et l’organisation d’un bâtiment de guerre.

 

Ce mardi 26 septembre 1911, la cérémonie des couleurs prend une allure différente des autres jours. En effet, il voit tous les officiers et officiers mariniers présents dans la cour de la caserne, ce qui n’est pas l’habitude. Après les ordres d’usage, le pavillon tricolore, monte lentement, bien lentement, au son du clairon, le long de son mât jusqu’à mi-drisse. Pourquoi, en ce frais matin d’automne, est-il ainsi mis en berne ? La réponse ne tarde pas. Le commandant du Dépôt s’adresse à ses marins en ces termes :

"Officiers, officiers mariniers, quartiers-maîtres et marins, nous avons été informé hier au soir par l’état-major de la Marine, qu’une catastrophe s’est produite en rade de Toulon sur le cuirassé d’escadre Liberté le 25 septembre aux premières heures de la matinée.

Suite à un incendie dans les soutes à gargousses pour les pièces de 194mm situées à l’avant tribord du navire et qui s’est répandu rapidement, une gigantesque explosion s’en suivie causant la perte de 200 marins de l’équipage parmi lesquels nombreux officiers et officiers mariniers et de plus de 100 autres personnes civiles et militaires se trouvant à l’entour du Liberté.

Ce bilan est très lourd et nos pensées vont droit au cœur des familles des victimes. Le cuirassé a été entièrement détruit par cette formidable explosion. En mémoire de nos camarades et des autres victimes, je vous demande de respecter une minute de silence".

Les marins se découvrent pour cet hommage. Jean Marie se dit qu’il y a peut-être des gars de la presqu'île parmi celles-ci, des pays à lui, allez savoir ! Tout le monde s’interroge à propos de la sécurité sur les bâtiments de la Flotte. En mars 1907, se souviennent certains, il y a eu également une catastrophe similaire sur le cuirassé Iéna qui fit 118 morts et 37 blessés. Ces deux accidents l’interpellent... Il a 2 ans de service à faire dans la Marine et se rassure comme il peut se disant qu’après tout, les catastrophes n’arrivent pas tous les jours, heureusement.

 

Jean Marie a pu, deux dimanches durant, sortir en ville. Le premier, passer le Grand Pont pour remonter tranquillement la rue de Siam dans laquelle, d’élégantes dames en longues robes sombres, portant petits chapeaux à voilette s’attardent devant les vitrines, des marins et des soldats du 2e RIC déambulent, certains au bras de belles demoiselles, des femmes de Plougastel, dont les rubans de la coiffe flottent au vent, hâtent le pas vers le port de commerce. Le tramway descend alertement la rue en se signalant par un son de cloche.

 

En montant, il s’arrête à l’angle de la rue de la Mairie pour admirer la façade du Grand Café, son dôme d’ardoises sur l’angle nord, les huisseries en bois de chêne qui composent la devanture aux rideaux jaunis par la fumée de tabac, le balcon sur deux façades angulaires duquel s’accoudent des bourgeois endimanchés. A l’intérieur, les messieurs attablés discutent autour de bocks de bière. Les conversations et les rires s’entendent du dehors.

L’autre dimanche, il s’est promené sur les remparts de Recouvrance et emprunté ces rues étroites que l’on ne fait que monter et descendre. En dehors de quelques épiceries, cordonneries, boulangeries, le nombre de débits de boissons et d’estaminets qu’elles abritent l’étonne. Il en compte un toutes les trois maisons. Ce quartier populaire grouillant de vie assure le logement des ouvriers du port, des vétérans, des marins sans ou avec petits grades, parmi lesquels nombreux Crozonnais ou Roscanvélites. La majorité de ces habitants parle le breton alors que l’autre dimanche à Brest, il entendait le français. Les maisons d’un autre siècle, lui paraissent mal entretenues, crasseuses. Les femmes vident leurs seaux d’eaux sales au milieu des rues. Il aperçoit les rats courant le long des bordures de trottoirs étroits. En montant la rue vers le Dépôt, nombreux mastroquets s’ouvrent aux matelots qui peuvent à loisir y faire halte avant de passer la porte de la Cayenne.

 

La croisière du Duguay-Trouin 3

Jean Marie débarque du Dépôt comme matelot de 3e classe sans spécialité le 9 octobre 1911, et est affecté sur le croiseur Duguay-Trouin.

Avec quelques autres camarades, encadrés par un second-maître, leur sac sur l’épaule, ils descendent fièrement la rue du Carpon puis celle de Pontaniou pour rejoindre l’arsenal. Dans l’enceinte, sous le pilier du Grand Pont côté rive droite, ils franchissent la Penfeld par le pont Gueydon pour se rendre à l’embarcadère de l’escadre. Là, une chaloupe à vapeur des mouvements du port les embarque pour les conduire en rade à bord du Duguay-Trouin.

 

La chaloupe se déhale du ponton et prend de l’erre en direction de la rade. Le clapot contrarie un peu sa bonne marche. Le canot a quitté la rade-abri ou de nombreux navires de l’escadre sont mouillés sur coffres. L’air est vif, chargé de ce crachin brestois et les mines sont joyeuses. Il se dirige maintenant vers le croiseur ancré à quelques encablures de là.

Le canot accoste l’échelle de coupée du bâtiment que chaque matelot gravit avec précaution. Jean Marie en franchit la dernière marche. Cette fois ça y est, se dit-il, je suis sur le Duguay-Trouin et demain je pars cinq mois pour une virée en Atlantique et aux Caraïbes. Il ressent un immense bonheur et se dit finalement qu’il a bien de la chance.

Commandé par le capitaine de vaisseau François de la Croix de Castries, ayant pour second le capitaine de frégate Charles Nouette d'Andrezel, le Duguay-Trouin est le croiseur-école de la Marine Nationale ayant un équipage de 19 officiers, 457 marins et 60 à 110 élèves. 4

Nous sommes à un jour avant l’appareillage. Jean Marie trouve rapidement sa place parmi les hommes de pont. Il occupe un des postes d’équipage situé à l’avant du navire avec ses camarades boscos, timoniers, gabiers, charpentiers, voiliers. Ce n’est pas le meilleur endroit pour dormir lorsque le Duguay-Trouin plongera dans la plume...

Le croiseur lève l’ancre le 10 octobre 1911. Selon la tradition de la marine, l’équipage s’aligne au poste de bande. Le navire quitte lentement les eaux de la rade en direction du goulet, trait d’union vers la mer océane. Sur le pont à bâbord, il voit défiler sa presqu’île, la roche de la Cormorandière devant la pointe des Espagnols, la pointe Robert, le fort de Cornouaille, l’îlot des Capucins, La Fraternité...

Durant cette sortie de la baie, il pense à ses proches ; ses sœurs Marie Jeanne, de deux ans sa cadette, Louise et Marie (8 et 5 ans), ses frères Corentin (15 ans), et Noël et Pierre (11 et 14 ans), et à Marie Corentine, la sœur d’Yves Goret de Men Caër, sa promise, celle qu’il demandera en mariage à l’issue de son temps sous les drapeaux, Marie sa mère et Auguste le pater familias, celui qui l’a initié au métier de marin. Ils sont sûrement venus en famille à la pointe des Espagnols pour voir sortir le croiseur. Il éprouve un sentiment étrange, un mélange de tristesse et de joie, se sent gagné par l’émotion.

Ayant paré la tourelle de la Parquette, puis la basse du Lys, le navire met le cap au sud-ouest. La côte s’estompe déjà. La Pointe du Toulinguet, le Cap de la Chèvre, la Pointe du Raz et l’île de Sein ne seront bientôt plus que des souvenirs. À la tombée du jour, les feux s’allument sur la mer, ponctuant le crépuscule clair obscur de leurs éclats rythmés. Le Duguay-Trouin s’enfonce dans la nuit ayant salué le phare d’Armen.

Le bâtiment rentre vite dans la routine journalière du bord. Les quarts ou les tiers, le travail par bordées s’organisent. Postes de lavage, postes de propreté, postes de veille, postes de manœuvre agrémenté des entrainements divers et exercices des fistots, inspections de tranche. La journée se rythme par les sonneries au clairon, le branle-bas, le petit déjeuner à l’équipage, l’appel à sept heures trente, la relève de quart, les rations, l’office chaque dimanche, le poste de combat lors d’exercices. Il est heureux d’être en mer avec cette croisière atlantique et caraïbe en perspective. Il a noté l’itinéraire tracé sur les cartes affichées à bord et s’impatiente déjà des escales futures. Le Duguay-Trouin trace fièrement son sillage dans le golfe de Gascogne faisant route sur l’île de Madère. Après l’escale dans cette île, il y aura celle de La Praya, aux îles du Cap Vert, puis Fort-de-France en Martinique pour à peine 2 jours, dans les tout premiers jours de novembre 1911.

 

Le canot à vapeur

Jean Marie, bien que matelot sans spécialité, est affecté à un canot à vapeur. Le croiseur en est armé d’une dizaine. Cinq sur tribord et cinq sur bâbord. Il va s’en occuper de ce canot comme s’il s’agissait du sien propre. D'ailleurs il rêve d’en avoir un à lui un jour, un canot, pour faire la petite pêche dans la baie de Roscanvel et en rade, armé de deux paires d’avirons et d’une voile au tiers. Il le verrait bien mouillé devant la grève à Postermen, non loin de Keralan ou dans le petit port du bourg, devant la cale. Ses copains charpentiers de marine, travaillent aux chantiers Keraudren à Camaret, dont Yves Goret, fiancé de sa sœur Marie Jeanne. Si parmi eux il n’arrive pas à en trouver un pour lui construire son joli canot, ce serait vraiment le diable !

À ce canot, est également désigné un jeune quartier-maître mécanicien, François Le Goff, originaire de Kerlouan. Jean Marie et François sympathisent rapidement. Ce sont des "pays". Ils parlent tout deux le breton, certes un peu différent, l’un celui de Cornouaille, l’autre celui du Léon, encore que le breton de la presqu’île ne diffère que très peu du breton léonard. François est de sept ans l’aîné de Jean Marie. Une amitié sincère les rapproche et les deux jeunes marins ont à cœur de donner le meilleur d’eux-mêmes pour leur canot. Ils s’y retrouvent quant il s’agit de l’armer et de le mettre à l’eau au cours de manœuvres ou d’escales pour transporter les marins à terre.

 

Escale martiniquaise

La Martinique est la première escale caraïbe. Le Duguay-Trouin a mouillé trois maillons en rade de Fort-de-France face au fort Saint-Louis, non loin de quelques voiliers de charge à trois et quatre mâts. Le mouillage est calme et bien abrité.

Jean Marie peut, pour la première fois depuis le départ de Brest, se rendre à terre pour la journée.

Il emporte avec lui un petit carnet dans lequel il notera toutes les choses intéressantes qu’un marin peut découvrir lors de sorties. Il se dit que tout cela lui fera des souvenirs à raconter au retour, à ses frères et sœurs, dans la ferme familiale de Keralan. Il leur racontera les gens si différents, les couleurs intenses des paysages où le brillant vert foncé contraste avec le bleu outre-mer de la baie, les senteurs et fragrances nouvelles, la chaleur moite de l’endroit. Il leur décrira les couleurs chatoyantes des grandes robes que portent les belles dames, leur dira cette langue chantante, le créole, qu’il découvre et écoute avec attention et amusement, des maisons typiques du pays aux toitures en bardeau couronnées de lambrequins, du rire et de la nonchalance des pêcheurs appuyés sur leur barque devant la plage de sable noir.

Il quitte le port avec quelques matelots. Il remonte vers la ville guidé par le hasard. Il aperçoit un grand bâtiment, le grand marché couvert. Là, il découvre les poissons locaux dont certains lui rappellent ceux de la presqu’île, comme les pironos et les glazens. D’autres lui sont inconnus comme les vivaneaux, les belles carangues à la peau argentée, les coryphènes au front proéminent. Les petits mérous lui font penser à la vieille qu’il a l’habitude de pêcher sur les basses du Goulet.

Jean Marie s’attarde devant un étal bien garni de fruits tropicaux. La marchande, jolie foyalaise, s’amuse de voir ce marin tout en blanc, béat d’admiration devant tant de fruits de couleurs aux formes si variées. Elle l’invite d’un charmant sourire à goûter l’ananas, qu’elle épluche soigneusement devant lui à l’aide d’un couteau à large lame. La chair tendre apparaît, couronnée de points noirs en hélice qu’elle enlève avec habileté. Elle lui tend gentiment de la main, comme une offrande, ce fruit qu’il savoure avec délectation et gourmandise. Il mord à pleine dents cette chair jaunâtre et pulpeuse, si douce, si sucrée et si juteuse.

Il s’enquiert des autres fruits, la mangue, la banane, le fruit de la passion, le jacquier, le carambole, le fruit de l’arbre à pain, les citrons verts, le combava, la pomme cannelle, la papaye... Plus loin, il reste admiratif devant les fleurs tropicales, allamanda, balisier, oiseaux du paradis, hibiscus, frangipaniers, roses de porcelaine, orchidées, becs de perroquet.

Il a l’impression d’être au paradis. Il n’est rien de pareil en presqu’île. Les fragrances des fleurs, la luminosité de l’air, l’éclairage particulier, le vert dominant des pitons alentours, les cocotiers aux palmes ondulant nonchalamment dans la brise de mer, l’atmosphère chaleureuse qui se dégage de l’endroit, tout ici participe à son bien-être.

En quittant le marché couvert, il se dirige vers la cathédrale Saint-Louis, dont il aperçoit le clocher, pour y trouver un peu de fraîcheur, un moment de paix, et penser aux siens, à Marie Corentine qui lui manquent déjà. Il pousse la porte. À l’intérieur, il se décoiffe, tenant son casque colonial de la main gauche, puis posément se signe de l’autre main. Il est toujours impressionné quand il entre dans une église. Il s’assoit sur un banc et reste ébahi par la beauté toute simple du lieu. Il admire l’architecture de l’édifice, les bas côtés surmontés de mezzanines, les colonnes et les lambris aux couleurs pastelles contribuant à la fraicheur et à la légèreté de l’ensemble. La charpente en fer s’arcboutant sur des colonnes supportant un plafond en bois lambrissé joliment décoré. Il contemple la grande nef dont l’orgue l’impressionne par la majestueuse beauté qu’il dégage. Au dessus, nombreux vitraux que pénètre une lumière intense à ce moment de la journée, sublimant l’éclairage au cœur de la cathédrale. Il est seul et reste là un long moment, méditant, se surprenant même à prier. C’est pour lui un moment privilégié. Jean Marie n’est pas particulièrement croyant, mais il y a quelque chose en lui qui le pousse parfois à franchir le seuil d’une église. D’ailleurs, quand il était matelot à la pêche ne se rendait-il pas quelques jours avant chaque appareillage à l’église de Roscanvel pour y chercher cette paix intérieure, cette sérénité ?

Il remonte ensuite la rue Schoelcher bordée de coquettes demeures coloniales, en haut de laquelle il remarque un vieux filao entourant de ses branches comme pour le protéger, un petit obélisque fontaine. En redescendant vers le port, il croise d’autres matelots rentrant de ribote, joyeux d’avoir trop dégusté le rhum et les ti punchs.

Jean Marie rembarque dans un canot qui s’éloigne tranquillement du quai dans le soir naissant. Il regarde une dernière fois la ville, au loin les pitons et les mornes qu’allume la lumière jaune dorée et changeante du couchant, les jeunes filles sur le quai, compagnes d’un après-midi, le clocher de la cathédrale, amer remarquable de ce port si paisible.

 

L’arc antillais

En quittant la Martinique le 7 novembre, le croiseur fait route au nord-ouest le long de l’arc antillais vers Charlotte Amalie, une colonie danoise sur l’île de Saint-Thomas dans l’archipel des Iles Vierges. Il y arrive après vingt-quatre heures de navigation. Au petit matin, comme de coutume après une nuit en mer, il y a la récolte des poissons volants atterris sur le pont. Il les avait déjà vus plusieurs fois sortir de l’eau, s’élever au dessus des vagues et planer au ras des flots, hirondelles marines, avant de replonger dans la mer.

L’escale dure une semaine. Jean Marie et François sont de service de canotage pour transporter les matelots, et les gradés à terre. Leur vaillant canot assure deux navettes journalières entre le port et le bâtiment. La petite machine à vapeur fonctionne comme une horloge, libérant son épaisse fumée noire chargée d’escarbille. François est fier de son cheval vapeur que Jean Marie manœuvre à la perfection en bon marin. Entre les navettes, ils restent dans leur barque à attendre et bavarder.

Jean Marie, comme beaucoup d’autres, ne profite pas toujours des escales, car souvent de corvées avec ses camarades de l’équipage. Il participe à l’embarquement des vivres, au soutage du charbon, dont le navire a grand besoin et autres tâches ingrates du bord pendant la journée.

Pour un tel bâtiment, chaque visite dans un pays s’agrémente aussi de réceptions officielles, avec souvent cocktails offerts par le commandant sur le pont sous les tauds dressés. L’équipage n’a pas accès à ce genre de mondanités réservées aux officiers et aux élèves, aux officiels et autres invités de marque. Les matelots sont pour l’occasion les maîtres d’hôtel d’un instant. Ils savent aussi, et Jean Marie n’est pas le dernier, se servir et se faire plaisir discrètement au passage.

 

Ci-dessous quelques scènes de vie à bord du Duguay-Trouin en 1902 et 1905, sûrement très semblables à ce qu'a vécu Jean Marie

 

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Le 15 novembre, le Duguay-Trouin commence une autre étape qui le conduit à Kingston en Jamaïque. Trois jours plus tard le croiseur jette l’ancre à Port Antonio. Il y reste quatre jours avant de continuer sa route vers l’île de Cuba, avec d’abord une visite à Santiago et ensuite une plus longue, aux premiers jours de décembre, à La Havane, la capitale. Puis c’est Haïti à l’ouest de la Dominique ou le trait de côte dessine une pince de crabe séparant l’Océan Atlantique au nord, de la Mer des Caraïbes au sud. Les deux mâchoires de la pince formant le golfe de la Gonave dans lequel pénètre lentement le croiseur, le 14 décembre 1911. Après avoir paré l’île éponyme sur tribord et reconnu le Mont Lapierre, le bâtiment mouille devant Port au Prince. Il y reste trois jours.

 

Noël à Fort-de-France

Quelques jours avant Noël, le navire revient à Fort-de-France pour une ultime escale. Le 24, les représentants de l’Administration coloniale, les autorités locales et les personnalités de la ville viennent rendre une visite officielle à bord. C’est une visite d’adieu. Le Duguay-Trouin vint maintes fois depuis une dizaine d’années dans ce port martiniquais. Dès le retour en métropole ce fier croiseur sera affecté à d’autres missions.

Noël est célébré à bord. Les marins ont ramenés de terre quelques belles branches de filaos qui, joliment décorées de guirlandes et de belles fleurs locales feront comme autant d’arbres de Noël.

Pour rajouter encore plus de couleur à l’événement, le commandant décida, Noël oblige, et de plus, dernière visite du croiseur, de hisser le grand pavois dont les pavillons claquent au vent d’alizé dessinant dans le ciel d’azur une belle guirlande multicolore. Les marins sont joyeux sous les tauds de soleil.

Cette fête est aussi l’occasion de savourer les produits du pays, poissons tropicaux, accras de morues, cabri des hauts, cochon noir, igname, tarot, banane plantin, fruits tropicaux. La ration de vin se fait généreuse pour l’occasion, au grand plaisir des matelots. Tout l’équipage festoie de bon cœur et avec appétit.

Jean Marie, en ce jour de Noël pense aux siens. De retour dans le poste, il prend dans son caisson une feuille de papier, un crayon et écrit une lettre :

Chers parents,

Je vous écris de Fort de France ou nous sommes arrivés il y a quatre jours aujourd’hui. Je suis en bonne santé et le moral est au beau fixe. L’ambiance à bord est bonne. On mange bien mais avec surtout des fayots et des patates. Je fais attention au gwin ruz car avec la chaleur, c’est pas bon de le boire tant que ça. Ici il y a des fruits et des légumes tant que tant que je ne connaissais pas. J’ai mangé quelques uns, c’était bon ! Dommage que je peux pas vous en envoyer. Nous passons Noël dans la baie et ensuite on continue la route vers les Saintes. C’est plein d’îles par ici et le vent souffle toujours du même sens, l’alizé qu’ils appellent ça. Il fait chaud et humide et des fois, dans le poste, l’air est irrespirable. Le maître bosco, un gars de Tal ar Groas, m’a demandé de m’occuper d’un canot à vapeur. Il y a un mécanicien de Kerlouan avec moi. François Le Goff qui s’appelle. On fait une bonne équipe tous les deux et on s’arrange bien. On fait la navette quand c’est besoin pour envoyer les marins à terre. Après il faut aller les reprendre de retour pour revenir à bord.

J’espère que ma lettre vous trouvera en bonne santé. Je vais la donner au vaguemestre pour qui la mette au courrier aujourd’hui. Je ne sais pas quand vous la recevrez à Keralan. Il faut sans doute un autre bateau qui parte vers la France pour envoyer tout le courrier là-bas. Si vous voyez Marie Corentine dites lui que je pense à elle tous les jours, et même plusieurs fois par jour. Embrassez bien fort mes sœurs et mes frères pour moi et surtout les 2 pikez Louise et Marie.

Je vous souhaite pas un bon Noël car il sera passé quand vous allez lire ma lettre.

Kenavo.

Jean Marie.

 

Ce 26 décembre 1911, un beau matin se lève sur les hauteurs deFort-de-France. Le croiseur, au milieu de la rade, bercé par une légère houle entrante, gémit de craquements aigus, toujours les mêmes, à intervalles réguliers tels une mélopée rythmée par cette houle. Pas un souffle de brise ne vient rider la surface de l’eau. Seuls les cris de quelques pailles-en-queue troublent cette douce quiétude. Le branle-bas sonné, les matelots se réveillent. On s’étire, on baille, on se gratte les cheveux, on commence les bavardages, on glisse des hamacs que l’on décroche des barrots et que l’on range dans les vaigrages. Quelques hublots sont ouverts pour laisser l’air frais pénétrer à grand flot et chasser l’odeur rance du poste.

Comme chaque matin l’équipage participe aux corvées de nettoyage et de rangement. Arrosage à la lance à eau de mer et briquage du pont, coups de faubert dans les coursives et dans chaque poste. Les locaux des machines n’échappent pas à la règle, bien au contraire. Les mécaniciens et chauffeurs se font un honneur d’avoir des machines rutilantes où les manomètres et autres jauges sont astiqués pour que le laiton brille comme sous neufs. Les volants et corps de vannes sont peints, les plaques de parquets dégraissées, pas un chiffon, pas un pinceau, pas une moque ne trainent. Sur le pont l’on s’affaire à dégréer et ranger ce qui la veille permit la célébration de Noël. Il faut que tout soit en ordre avant l’appareillage.

Les Foyalais, arrivent nombreux sur le port, pour un dernier adieu au navire. "Adieu Madras, adieu foulards, adieu rob soie, adieu colliers… Adieu mes îles au grand soleil, beaux paysages sous le bleu du ciel...’’. Le Duguay-Trouin vire au cabestan sa chaîne de mouillage, rythmé par les coups de sifflets du bosco, les canots sont de nouveau à poste sur leur porte-manteau.

L’équipage, au poste de bande et le grand pavois donnent fière allure et panache à ce moment.

L'ancre à pic, le navire glisse lentement sur les eaux tranquilles de la rade. Trois longs coups de sifflet déchirant la torpeur moite de ce début d’après-midi saluent Fort-de-France et ses habitants, et annoncent les adieux du Duguay Trouin.

Le bâtiment met le cap sur l’archipel des Saintes, en Guadeloupe, où il arrive à l’aube de la nouvelle année, le 1er janvier 1912.

 

Les Saintoises

Les îles des Saintes forment un petit archipel situé au sud de l’île de Basse Terre, à l’ouest de Marie Galante et au Nord de la Dominique. Les premiers jours de cette nouvelle année se passent tranquillement sous l’alizé de la mer des Caraïbes, à l’île de Terre de Haut, mouillé bien à l’abri dans l’anse de Marigot.

 

Jean Marie profite d’aller à terre retrouver cette ambiance tropicale à peine découverte et qu’il apprécie déjà tant. Il veut de nouveau s’en mettre plein les yeux, avoir les cinq sens en éveil. Au fil de sa promenade, il remarque sur le bord de plage de jolies barques de pêche bien construites et solidement charpentées de différents bois,un peu à la façon des canots de chez lui, mais avec une ligne plus élégante, plus fine, au brion d’étrave plus pincé, taillées pour la vitesse que les marins locaux appellent Saintoises.

Ce sont des voiliers aux espars en solides bambous et aux voiles cousues de laizes en coton écru que quelques matelots, suffisent à gréer. Jean Marie discute avec les marins affairés autour de l’une d’elles apprenant, au cours de la conversation, leur origine bretonne, d’ancêtres débarqués à Terre de Haut à la fin de la révolution française.

Il achète quelques cadeaux pour ramener au pays de Roscanvel : jolis tissus colorés en coton pays pour Marie Jeanne, déjà couturière, une variété de beaux coquillages pour ses deux plus jeunes sœurs, Louise et Marie, et ses frères Pierre et Noël. Pour Marie, sa mère, l’achat d’un châle comme celui coiffant les épaules des femmes créoles, sur leurs belles longues robes de coton le ravit. Il se réjouit d’avance de voir Marie le Moal porter cette étoffe colorée à Keralan sur sa robe noire si austère seulement contrastée par le port de la coiffe de la presqu’île et qui mettra de la couleur au costume.

Pour Marie Corentine, son choix se porte sur un joli collier en perles de bois nangka et savoure déjà l’instant où il le passera délicatement à son cou. Pour Auguste le père et Corentin son frère cadet dont il se sent très proche, il n’a rien trouvé qui puisse les intéresser. Il se dit qu’il reste encore quelques escales pour acheter leurs cadeaux.

 

Cap sur Dakar

La croisière caraïbe touche à sa fin. La veille de l’Épiphanie, le croiseur fait route sur Basse Terre en Guadeloupe. Il y restera une semaine avant de voguer vers Port of Spain la capitale de Trinidad et Tobago. C’est dans ce port que s’achève la première partie de la croisière d’application. Cap sur Dakar.

Nous sommes le 20 janvier 1912, le fier navire a déjà déroulé, un sillage de 6.550 milles depuis son départ de Brest le 10 octobre de l’an passé. Durant ce périple, les escales furent propices aux marins pour découvrir des choses nouvelles, de rencontrer d’autres gens, d’entendre d’autres langues, de connaître différents climats, d’admirer la suprême beauté des îles caraïbes, d’apprécier la gentillesse des autochtones et le charme aguichant des jeunes filles créoles.

Le Duguay-Trouin retrouve le grand large et l’immensité océane de l’Atlantique traçant son sillon liquide sans dévier de sa route. Les deux cheminées crachent sans relâche leurs volutes de fumées noires nourries par le charbon que les chauffeurs enfournent à pleines chaudières.

C’est magique un sillage de navire. Le jour, blanc moussant d’écume, la nuit, large ligne luminescente. Jean Marie aime voir ce sillage tout enluminé le soir à la nuit tombée. Qu’elle soit claire, alors il lève la tête vers les étoiles, reconnaît Vénus, cette brillante planète apparaissant dans l’ouest dès le couchant, le bouclier d’Orion, Cassiopée, le chariot de la Grande Ourse et à mi-distance de ces deux constellations, l’étoile polaire.

2.600 milles, c’est la distance orthodromique jusqu’à Dakar. Cap à l’est en laissant les îles du Cap Vert sur bâbord à l’atterrage sur la côte sénégalaise. Les jours se suivent sans problème dans la routine du bord. Le vent assez fort et régulier souffle constamment du secteur nord-est. Le Duguay-Trouin remonte puissamment l’alizé en épaulant bien la mer formée. Le navire tangue régulièrement, posément, bien rythmé, tel le souffle d’un cheval de trait tirant sa charrue et traçant son sillon rectiligne dans la terre meuble.

Au milieu d’une journée, apparaît à l’horizon sur tribord avant, un quatre-mâts filant vive allure, toutes voiles dehors, cap au sud-ouest. La route des deux navires se rapproche et ils sont maintenant à portée l’un de l’autre. Le quatre-mâts passe sur l’avant du Duguay-Trouin, le pavillon tricolore envoyé en bout de corne de sa voile de brigantine. Les deux navires se saluent en échangeant des signaux. Les timoniers identifient l’Antonin de la compagnie Bordes filant bâbord amure vers l’Atlantique sud. Le pavillon de la compagnie, blanc, bordé d’un liseré rouge dans lequel s’inscrivent les trois lettres bien visibles A.D.B (Antoine Dominique Bordes), flotte en haut du grand mât. Le Duguay-Trouin souhaite bonne route à l’Antonin qui lui répond en faisant "aperçu et merci".

 

L’escale de Dakar

Le 3 février, soit 15 jours depuis Port of Spain, le Duguay-Trouin entre dans le port de Dakar. Il vient s’amarrer au mouillage de la Marine, sur un quai de l’arsenal construit depuis peu. L’escale dure une semaine, le temps de quelques réparations et de souter du charbon.

Pas de service de canot à quai. Jean Marie et François profitent d’une permission pour aller à terre visiter ce port. Ils s’étonnent de cette ville, capitale de ce que l’administration coloniale appelle l’Afrique Occidentale Française et dans laquelle sont entrepris de nombreux travaux. Ici, rien de comparable avec les maisons créoles des Antilles. Ils découvrent de larges rues, quelques avenues où les arbres sont encore trop jeunes pour donner de l’ombre. L’air est chaud et poisseux. Le tricot sous la vareuse colle à la peau, la transpiration est abondante.

 


Le marché Kermel

 

Ils déambulent au centre ville ne sachant trop où aller, passant devant de nombreux bâtiments prestigieux comme le palais du gouverneur, le marché Kermel à l’architecture mauresque. Kermel ! un nom bien de chez nous, se disent-ils. Ils remarquent les sénégalais en boubou de coton blanc ou bleu pastel, tous coiffés de manière identique. Quelques jeunes déambulent avec eux, les suivant à distance.

Jean Marie trouve interminable, ces 7 jours à Dakar. Il y fait trop chaud, trop humide, à bord l’atmosphère est étouffante, difficilement supportable faute d’une bonne ventilation, même si le soir la brise du large vient apporter un peu de réconfort.

 

Fin de la croisière

Le 9 février 1912, le Duguay-Trouin quitte Dakar et remonte le long de la côte africaine en route pour Toulon.

Trois autres escales ponctueront ce retour: La Luz aux Canaries, Gibraltar et Barcelone.

Depuis le travers du Cap Spartel sur la côte Marocaine, le navire mit régulièrement de l’est dans son cap pour rentrer en Méditerranée en embouquant le détroit de Gibraltar. Le croiseur le passe dans la matinée du 19 février 1912. Il rencontre des conditions de mer assez dures avec un vent fort de secteur est. La visibilité est excellente, le ciel avec peu de nuages. La température de l’air devient supportable, un peu fraîche même.

À la partie la plus étroite du détroit, les marins apprécièrent la séparation de deux mondes, de deux continents. La vieille Europe et les falaises de Tarifa à bâbord et le continent africain et la côte marocaine à tribord.

Le vendredi 1er mars, après une croisière d’environ 11.600 milles, 139 jours depuis le départ de Brest, le croiseur Duguay-Trouin passe la presqu’île de Saint-Mandrier, salut la Tour Royale et fait une entrée remarquée en rade de Toulon dans la lumière diaphane du petit matin, saluée par les autres bâtiments de la Flotte.

 

La tragédie

Les trois semaines qui suivirent le retour du bâtiment, furent consacrées à sa mise en ordre et aux diverses réparations par le personnel de l’arsenal.

Le Duguay-Trouin appareille de Toulon vers dix heures le mercredi 20 mars 1912 pour continuer l’instruction des élèves. Il fait route vers les Salins d’Hyères, où il se présente vers onze heures pour y mouiller et faire une école à feu.

 

 

L’officier de manœuvre ordonne de parer un canot à vapeur pour mise à l’eau. Celui de Jean Marie et François est choisi.

Alors que les deux machines du croiseur battent en arrière lente afin d’allonger la ligne de mouillage, les palans de bossoir du canot sont dévirés pour sa mise à l’eau. Dans l’embarcation prirent place une douzaine d’hommes parmi lesquels : Marcel Boscq, aspirant de marine, Pierre Le Mignot, second-maître manœuvrier, Henri Guillou, breveté chauffeur, et bien sûr Jean Marie en tant que brigadier et François en tant que mécanicien.

À peine le canot à fleur d’eau, deux vagues successives viennent capeler l’embarcation par l’arrière, l’alourdissant au point de rompre les brins des palans sous la charge excessive. Le canot coule immédiatement entraînant avec lui l’aspirant Bosq à la barre, le second-maître Le Mignot, et cinq autres marins de l’équipage, dont Jean Marie et François.

Trois bons nageurs peuvent s’accrocher aux échelles des tangons et attendre l’arrivée des secours. Un autre se sauve grâce à une bouée qu’on lui lance du bord. L’aspirant Bosq qui coula avec le canot reparaît à la surface, mais Jean Marie et François ont, eux, disparus.

La préfecture maritime, avisée du drame, dépêche la gabare Polyphème de la Direction du Port de Toulon, se trouvant aux Salins, pour participer aux recherches.

Le lendemain matin vers huit heures, le scaphandrier de la gabarre, le dénommé Coeuru découvre les deux malheureux dans l’épave de l’embarcation. Les corps sont remontés en surface et transférés à bord du croiseur. Jean Marie porte de multiples blessures au cou.

Le Duguay-Trouin vire son mouillage pour venir devant Saint-Mandrier où les dépouilles sont transférées à l’hôpital maritime. Là, le médecin principal de la Marine, Ernest Cairon, et le commissaire de première classe Léon Pinelli constatent le décès, et un officier d’état civil rédige l’acte.

 

La nouvelle de l’accident

Nous sommes en fin d’après-midi le jeudi 21 mars, jour de la Saint-Clémence. Marie et Auguste viennent de rentrer des champs où ils préparent la terre pour les semailles, blé, orge, avoine et pommes de terre. Les conditions climatiques sont idéales. La terre suffisamment meuble et plastique se laisse travailler sans peine : cette terre de lande et de bruyère, typique de la presqu’île ne colle ni à la bêche, ni au soc de la charrue. Auguste a déjà rentré le cheval à l’étable et la charrue dans la remise.

Corentin et ses deux jeunes frères, Pierre et Noël, s’affairent à donner à manger aux lapins et aux poules. Marie Jeanne prépare le fricot tout en surveillant ses deux jeunes sœurs, Louise et Marie.

De dehors, sur la route de Keralan, on entend le trot d’une voiture à cheval qui se rapproche. Elle ralentit devant la ferme et pénètre dans la cour. Auguste reconnaît à travers la fenêtre, Etienne Le Cœur, le maire de Roscanvel, accompagné d’un officier de Marine. Ils descendent prestement de la carriole. Auguste devine immédiatement que quelque chose est arrivé à son aîné.

Il se précipite pour ouvrir la porte, invitant ces deux messieurs, porteurs d’un mauvais présage, à entrer. À l’intérieur, les conversations se sont tues, le temps est comme suspendu à l’annonce de la nouvelle. Marie s’est assise sur le tossen, serrant contre elle ses deux petites.

Le maire et l’officier occupent le centre de l’unique pièce de la masure. Ils se sont décoiffés. Tous les regards se tournent vers eux. Étienne Le Cœur s’adresse directement à Auguste l’informant, sans plus de ménagements, du décès accidentel de son fils Jean Marie aux salins d’Hyères, hier 20 mars, à quinze heures. L’officier, un jeune lieutenant de vaisseau, explique à son tour les circonstances du drame arrivé sur le Duguay-Trouin, le chavirage du canot lors de la mise à l’eau, la disparition du matelot Herrou et du quartier-maître Le Goff, la suite des événements, les obsèques prévues à Saint-Mandrier. Il demande si la famille souhaite que le corps soit rapatrié au domicile, ce à quoi Auguste répond par l’affirmative d’un hochement de tête, car il ne peut dire un seul mot. Il reste bouche bée, hagard, les larmes coulent sur ses joues creuses. Il s’assoit près de Marie et la serre, avec ses deux cadettes, contre lui. Tout le monde est atterré, affligé par cette horrible nouvelle. Le silence dans la pièce, que seuls les pleurs contenus viennent interrompre, est étouffant.

Le maire et l’officier repartent comme ils étaient venus. La famille reste seule avec sa détresse et son immense chagrin.

 

Les obsèques de Jean Marie et François

Les obsèques se déroulent à l’hôpital de Saint-Mandrier le 25 mars à deux heures trente. La cérémonie funèbre est célébrée en grande pompe en présence du préfet maritime, l’amiral Marin d’Arbel, du capitaine de vaisseau La Croix de Castries et de son état-major.

La levée des corps du quartier-maître et du matelot de pont pour leur transfert au pays natal fait suite aux obsèques. Le Petit Var dépeint cet événement dans son édition du 26 mars.

"Le convoi funèbre s’est formé à la grande chapelle où avaient été exposés les cercueils de ces victimes du devoir : Ils étaient recouverts du drapeau national sur lequel avait été placée une palme verte. Après les officiers, venaient derrière les piquets en armes, les diverses délégations fournies par tous les navires présents sur rade et celles de la gendarmerie maritime, des vétérans de la Direction du Port, etc.

Le deuil était conduit par les parents du malheureux Le Goff, M. le premier-maître canonnier Gautret, son beau-frère. Disons à ce propos que la femme de l’infortuné Le Goff est alitée à la suite d’une opération chirurgicale et que son beau-père est infirme et septuagénaire.

Des quartiers-maîtres portaient deux belles couronnes avec ces mots : "l’équipage du Duguay-Trouin à un des siens". Le cortège s’est arrêté devant la mairie du Creux Saint-Georges où M. le commandant de Castries a prononcé d’une voix forte un adieu ému au quartier-maître Le Goff et au matelot Herrou, morts tous deux en service commandé. L’amiral préfet maritime a serré la main et présenté ses condoléances aux parents éplorés. Puis le cortège s’est disloqué, puis le Duguay-Trouin est appareillé un moment après pour continuer son voyage d’instruction."

 

Le retour des victimes au pays natal

Les cercueils contenant les dépouilles des deux marins furent acheminés par chemin de fer sous escorte de gendarmerie. Le cercueil de François débarqua en gare de Landerneau puis dirigé vers celle de Plounéour-Trez, la plus proche de sa commune, avant de terminer son funeste voyage à Kerlouan.

À l’arrivée du train en gare de Brest, celui de Jean Marie descendit vers le port de commerce pour embarquer sur un bateau de pêche affrété par Auguste son père et ramené à Keralan.Deux caisses en bois avec sur chacune d’elles la simple mention"Mtl 3e classe S/SP matr. N° 6076 Camaret J.M. Herrou Roscanvel Ftère", contenant ses effets personnels et les cadeaux, souvenirs d’une croisière en Atlantique et dans la Caraïbe accompagnaient le cercueil.

Le sloup quitte le premier bassin dans la froidure du 28 mars. Le jour s’estompe déjà, le temps est gris, maussade, saturé d’humidité déposant des goutelettes, comme autant de milliers de larmes, sur ce petit navire du dernier passage. Auguste et Corentin apprêtent le cheval et la charrette pour ramener le fils et le frère à la maison familiale de Keralan. Ils descendent vers la cale sans mot dire, chacun dans ses pensées, chacun avec son chagrin, pour être là à l’arrivée du bateau accueillir la dépouille de Jean Marie.

Corentin pense à ce jour de septembre où il accompagna son frère à cette même cale, lorsqu’il partit pour le 2e Dépôt. Il était tellement heureux de lui avoir parlé de son désir de naviguer au long cours... Il attendait le retour de son frère avec tant d’impatience pour l’écouter jusqu’à plus soif raconter sa croisière aux terres lointaines, aux îles enchanteresses, la vie du bord, les escales, les jolies filles... mais aujourd’hui, plus rien de tout cela, que le vide, le néant, le chagrin.

Vers 19 heures, le sloup se présente à la cale et l’accoste tout en douceur. Deux matelots l’amarrent calmement aux anneaux. Auguste et Corentin ainsi qu’Étienne Le Cœur, à hauteur du canot, regardent le cercueil recouvert d’une simple toile à voile.

L’équipage charge la bière et les deux caisses de bois dans la charrette. Corentin, d’un claquement des rênes, met en route ce corbillard vers Keralan. Les deux matelots et le maire l’accompagnent jusqu’à la ferme

 

L’ultime adieu

La famille attend Jean Marie, les voisins du village sont également venus soutenir Marie Le Moal, les trois filles, Marie Jeanne, Louise et Marie, et les trois garçons Corentin, Pierre et Noël. Le cercueil est déposé sur la table familiale au centre de la sombre pièce. Seuls, les halos de quelques lampes à pétrole éclairent en demi-teinte, comme un tableau, les visages, relevant leurs traits burinés, fatigués, leur douleur, leur déchirure. Le vicaire de Roscanvel, l’abbé Marc, est là, venu faire son office.

Après une longue veillée funèbre, la messe d’enterrement se déroule le lendemain 29 mars en l’église de Roscanvel. Marie le Moalet Marie Jeanne portent le grand voile de deuil, Auguste, les garçons et les deux cadettes de sobres vêtements. Corentin soutient Marie Corentine, celle qui attendait le retour de son marin.

Les voisins de Keralan, les amis de Men Caër et de Lanvernazal, Yves Goret, le charpentier de Men Caër dont le cœur bat pour Marie Jeanne, sont là pour un dernier adieu au fils, au frère, à l’ami tant aimé, au marin. À la fin de l’office religieux, Jean Marie est porté en terre, dans sa terre natale, au cimetière du bourg

 


Dans La Dépêche de Brest du 2 et 5 avril 1912

 

Épilogue

 


Les trois sœurs de Jean Marie : de gauche à droite Marie, Louise (ma grand-mère),
Marie Jeanne et son mari Yves Goret, debout.
photo René Lolivier, 1955

 

Les caisses de bois furent ouvertes quelques temps après.

L’une d’elles, tel un petit trésor, contenait le carnet annoté, le collier de perles en bois de Nangka, les tissus bariolés, le châle créole de Fort-de-France, l’autre, les beaux coquillages.

Dans les années soixante, Louise, ma grand-mère maternelle, possédait dans son appartement de la rue Émile Guyader à Brest, une petite table très simple, en orme du plus beau veinage, sur laquelle trônait le poste TSF. Les pieds de cette table étaient reliés entre eux dans le bas par quelques planches assemblées formant un plateau sur lequel il y avait un beau coquillage tropical, genre de conque marine dans lequel nous, ses petits-enfants, écoutions la mer en le portant à notre oreille. Venait-il du petit trésor de Jean Marie son frère et avait-il traversé toutes ces années ? Je ne le sais pas mais j’aimerais qu’il en soit ainsi.

Marie Jeanne et Yves Goret se marièrent le 19 avril 1914 à Roscanvel, deux mois avant l’assassinat de l’archiduc François Ferdinand à Sarajevo qui sera l’événement déclencheur d’un immense cataclysme, la Première Guerre mondiale, immonde boucherie dont Yves, soldat au 19e Régiment d’Infanterie reviendra sain et sauf, mais pas Corentin, le frère préféré, celui qui voulait suivre Jean Marie sur la mer : soldat incorporé au 93e Régiment d’Infanterie en 1916, il est mort pour la France le 6 mai 1917, lors dela conquête du village de Cerny-en-Laonnois, au nord du chemin des Dames. Il avait, à son décès, le même âge que Jean Marie : juste vingt ans.

 

Jean-Yves Lolivier

 

 

 

1 le 28/03/1906 ; (2P3 782-982) / 3457 F n° 6076 ↑ 

2 Lors d’une escale à Sainte-Hélène, dans l’atlantique sud, il dut être hospitalisé et décéda de consomption. L’oncle Joseph Herrou repose là-bas, dans les latitudes sud, au cimetière de Jamestown sur l’île de l’Empereur. ↑ 

3 Mis sur cale le 23 décembre 1876 aux Chantiers de La Seyne sur Mer par les Chantiers de la Méditerranée. Lancé le 15 octobre 1878 sous le nom de TONQUIN pour servir de transport de troupes, basé à Toulon. Coque en fer. 5656 tonneaux. Longueur : 105 mètres, largeur : 15,40 mètres. Tirant d'eau : 6,88 mètres. Machine de 3000 cv. Vitesse maxi : 13,75 noeuds. Rayon d'action 8000 miles à 10 noeuds. Armement : 6 canons de 138 et 5 canons révolvers. Sous le nom de Tonquin, participe à plusieurs voyages en Indochine et figure dans l'escadre de l'Amiral Courbet en Chine de 1880 à 1887. Mis en réserve de 1887 à 1899.
Transformé en croiseur à Brest et remis en service sous le nom de DUGUAY TROUIN le 23 mai 1900. Remplace comme navire école, la frégate IPHIGENIE. Il est ajouté 4 canons de 100 et 2 canons de 47. ↑ 

4 Les autres officiers du bâtiment sont : Charles Ballande, Lucien Beaugé, Martin Daguerre, Laurent Decoux, Robert Delteil, Joseph Denis, Armand Dornat, Louis Douguet (de Port Launay), Henri Joubert, Charles Meunier, Eugène Rivet, Albert Saglion, lieutenants de vaisseau ; Jean Marie Salaun, Eugène Berhaut, mécaniciens principaux ; Léon Pinelli, officier d'administration ; Ernest Cairon, médecin-major ; Albert Althabetoigy, médecin.

Le navire est sur rade depuis le 30 septembre en attente d’appareillage pour sa croisière d’application avec les élèves de l’école navale, dont l’aspirant Paul Teste. Cet officier de marine, natif de Lorient, consacrera sa courte carrière à promouvoir l’aviation navale, qui deviendra l’aéronavale. Il est le premier pilote ayant apponté, aux commandes d’un Hanriot monoplan, sur un porte-avions, le Béarn, au large de Toulon, le 20 octobre 1920. ↑ 

 

 

23/06/2016

  Bonjour,

  Ci joint 2 articles de la Dépêche de Brest au sujet du rapatriement du corps de JM Herrou, mon grand-oncle à Keralan. Au vu des articles on peut voir qu' il suscita une controverse. Je pense qu' ils viendront compléter mon recit sur ''le grand voyage de Jean Marie Herrou''.

  Bien cordialement,

  JY LOLIVIER

>>> Effectivement, très intéressant ! Ils ont été rajoutés dans votre récit, juste avant l'épilogue.

 

 

 

 

 

 

 

 

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