Deux articles (1931 et 1951) autour de Pierre Cornec,
le patron du Lynx, une chaloupe camarétoise


Dépêche de Brest et de l'Ouest, le 10 juillet 1931
Un bateau comme on n'en voit plus, un équipage d'ancêtres bordant les voiles.
À la barre, le patron appelle.
— Hé, mousse !
Un visage ridé comme une vieille
pomme se dresse au-dessus de l'écoutille, la joue gauche bosselée.
— Passe ta chique à tribord !
Tout le monde rit.
— Mon mousse a 62 ans !
Les matelots ont de vieilles têtes boucannées, où brillent des yeux étonnamment vifs.
On croirait à quelque navire errant,
issue de la mer des Sargasses et courant
ses bordées à longueur de siècles, manœuvré
par des marins condamnés à naviguer
sans répit.
Il en existait ainsi, dit-on, au temps de
la marine à voiles qu'on rencontrait parfois
par les plus mauvaises nuits.
C'étaient d'antiques carènes aux gréements
étranges, marchant contre le vent.
Celui-ci est le Lynx, la dernière des
chaloupes camarétoises, portant un mât
à l'extrême avant et un autre au centre,
avec des voiles sans guis.
Six hommes d'équipage et un patron.
Ils énoncent leur âge et on totalise cinq
siècles.
Il y a là Pierre Cornec, le patron,
72 ans ; Yves Kerdreux, 79 ans ; Henri
Bert, 73 ans ; Hervé Guéguinou, 67 ans ;
Pierre Laouénan, 67 ans ; Ludovic Férec,
65 ans ; Jean Cornec, le mousse, 62 ans.
Voilà bientôt une douzaine d'années qu'ils naviguent ensemble. Tous marins
depuis l'enfance, ils connaissent admirablement
la mer et savent déjouer ses
embûches.
— Jamais le Lynx n'a subi d'avaries,
affirme Pierre Cornec, non sans quelque
fierté.
Pendant les mortes eaux, ils fréquentent
la rade de Brest, où ils pêchent la
raie, puis s'en retournent à Camaret
pour quelques jours.
Ils ont fait une excellente pêche ce
matin, l'ont livrée et vont repartir après
le déjeuner.
— Que voulez-vous, la demi-solde ne
nous permet pas de vivre, il faut travailler.
A pareil équipage les souvenirs ne
manquent guère. Chaque homme pourrait
en raconter toute la journée, mais il
en est qu'il convient de retenir.
Ludovic Férec nous parle d'une
époque particulièrement tragique : celle de la guerre.
— Je commandais le côtre "La France" à ce moment-là et je faisais la pêche au large.
« En juin 1917, je me trouvais entre
les Pierres noires et Saint-Mathieu. Vers
6 heures du matin, je vis venir le croiseur cuirassé Kléber. Il naviguait en louvoyant, quand une énorme gerbe d'eau s'éleva près de son flanc, en même temps qu'une formidable explosion ébranlait l'air.
« Le navire venait de heurter une mine et avait été atteint aux soutes. A
voir la rapidité avec laquelle il prit de
la gîte, on put juger de l'importance de
l'avarie.
« À bord, c'était le « sauve qui peut ! »
Il n'y avait pas d'autre solution. D'un côté, on vit descendre des embarcations à la mer. De l'autre, l'inclinaison était telle qu'on n'y pouvait parvenir. Immédiatement j'avais mis le cap sur le croiseur. Un de mes hommes, à l'avant, me signala une autre mine qu'on évita.
« Brusquement, le Kléber chavira. Je vois encore ses trois hélices en l'air dont une en cuivre qui brillait. Puis le navire disparu. Cela avait duré tout aux plus vingt minutes. Tout alentour des hommes nageaient. Je fis passer trois de mes matelots sur mon annexe pour leur porter rapidement secours.
« Cette vision-là, je ne l'oublierai jamais.
« Un des naufragés s'était accroché à l'avant de mon côtre, sous la guibre, et avait saisi l'orin qu'on lui avait lancé. Craignant de se retrouver sans appui, ne fut-ce qu'un instant, il refusait de lâcher prise. Et cependant, à chaque plongeon de notre avant, il disparaissait sous la lame. Le malheureux se serait noyé si l'un de nous ne s'était glissé près de lui, par les haubans, pour le contraindre à ouvrir ses doigts crispés. Quelques secondes plus tard, ses camarades le hissaient à bord.
« À terre, on avait suivi le drame et,
de l'anse de Berthaume, des torpilleurs et des chalutiers s'étaient élancés à toute vapeur. Il ne leur fallut pas grand temps pour arriver sur les lieux et participer au sauvetage.
« Pour ma part, j'avais recueilli 70 hommes, que je ramenais à Brest.
« Quelques jours plus tard, on m'a remis une médaille de sauvetage, tandis que mon bateau recevait la Croix de guerre.
« Par malheur, la pauvre France ne la porta pas longtemps. Le 27 août suivant, brisant sa chaîne, alors qu'elle était au mouillage dans le port de Camaret, elle était jetée sur la falaise est complètement démolie. »
Ludovic Férec s'est tu. Non pas qu'il n'est plus rien à dire, mais son silence s'apparente à la minute de recueillement mis en usage depuis cette pénible époque. [...]
« Tout cela, n'est-ce pas, c'est de la guerre ! À preuve, mon bateau "La France" a été décorée. Mais moi, ne croyez-vous pas que je puisse prétendre à la carte du combattant ?
— Je vais sans doute l'avoir, moi, cette carte, interrompt le patron Pierre Cornec. J'ai fait la guerre du Tonkin, j'ai pris part à plusieurs combats. À Fou-Tchéou, j'étais sur le "Lynx", canonnière de haute mer, et nous avons sauvé une centaine d'hommes encerclés dans une citadelle par les Pavillons noirs. L'affaire était dure. Il a fallu débarquer pour aider les camarades... »
La voix du vieux patron évoque des faits que l'on oublie, des noms qui s'effacent. C'est toute une autre époque qui défile dans son récit, qu'il veut précis et détaillé.
On en entendrait d'autres sans doute, du mousse lui-même, si Kerdreux, l'aîné, ne découvrait une marmite fumante en rappelant qu'il faut se hâter de manger la soupe pour appareiller...
Ch. LÉGER
L'ancêtre Pierre Cornec, devenu le doyen des Camarétois, mourra 20 ans après la parution de cet article, en 1951 à l'aube de sa 99e année, au Styvel (un quartier qui a des vertus conservatrices puisque le père du doyen actuel de Camaret, Robert Le Garrec, 97 ans, y est né !). |
Télégramme, le 1er février 1951
Tonton Pierre Cornec s'est éteint après une courte maladie... [...] Malgré les soins constants dont il était entouré, il avait dû, ces derniers mois, renoncer à ses sorties quotidiennes qui l'amenaient bien souvent vers cette jetée qu'il avait doublée tant de fois.
Il était né le 20 novembre 1859 à Kerbonn, petit village à quelques encablures de la Pointe des Pois, face au Grand Large.
Il avait à peine 11 ans quand, pour la première fois, il fit son apprentissage du dur métier de marin, à la pêche à la sardine. En 1879, il était appelé pour sa période militaire. Six années durant, embarqué comme matelot sans spécialité sur le torpilleur Lynx, il devait participer successivement à la campagne de Tunisie en 82–83, puis à la conquête du Tonkin.
De retour au pays, il reprenait ses filets qu'il ne devait quitter qu'en 1934 à l'âge de 75 ans, après avoir tenu pendant de longues années la barre de son sardinier le Lynx, nommé ainsi en souvenir de son ancien torpilleur.
Le 13 janvier 1889, il avait épousé Mademoiselle Alexandrine Goyat. Après la mort de sa femme en 1947, Tonton Pierre, alerte, doué d'une mémoire sans défaillance jusqu'à cette dernière année, habitait chez Madame Vve Le Fur, sa fille, débitante au Styvel, heureux dans l'entourage de ses petits et arrière-petits-enfants.
Les obsèques ont eu lieu hier à 10 heures en l'église paroissiale, en présence d'une foule considérable. [...]

Merci à Maryvonne Le Floch, arrière-petite-fille de Pierre Cornec, pour ses renseignements et sa documentation.