En 1943, le telgrucien Noël Keravel a 23 ans. Son ami Pierre Marzin a des contacts avec la Résistance, et tous deux, avec Joseph Le Bris, boulanger à Tal ar Groas en Crozon, attendent impatiemment le moment où ils pourront enfin partir en Angleterre rejoindre les Forces Françaises Libres.
En 1943, le brestois Victor Salez a 50 ans et est Syndic des gens de mer à Tréboul. Après avoir organisé plusieurs évasions par bateaux, lui ausi ira poursuivre le combat sous les ordres de De Gaulle. À son retour, il sera élu maire de Tréboul.
L'évasion vers l'Angleterre qu'il organise le 24 août 1943 est ici racontée par lui et Noël Keravel. L'épilogue est un résumé du récit collectif des passagers du Moïse, une pinasse sardinière de Douarnenez en route pour la Liberté...
Le port de Tréboul carte postale (détail) - Éditions Réma
Victor Salez : Le 20 juin 1940, au tableau d'affichage extérieur des services de l'inscription maritime, à Tréboul, au nez des Allemands, on pouvait lire ceci :
Les personnes désireuses de partir en Angleterre pour continuer la lutte sont priées de se faire inscrire d'urgence au bureau du Syndic.
Les inscriptions ne tardèrent pas à me parvenir et déjà, le Freï, grosse vedette palangrière patronnée par Bodéré Gabriel, était prête à prendre le large avec 42 jeunes gens de la région.
Le préfet Angeli, mis au courant de cette tentative, avisa mon chef, l'Administrateur de l'inscription maritime de Douarnenez, de bien vouloir inviter les Tréboulistes à se tenir tranquilles sous peine de sanctions.
Ce départ empêché par le préfet vichyssois, jeta la consternation parmi la jeunesse du pays, car, sans l'intervention de ce personnage, le Freï aurait filé et d'autres l'auraient suivi de près. Les risques étaient moins grands que par la suite, car les Allemands n'avaient pas encore eu le temps de s'organiser.
De juin 40 à octobre 42, pour tenir la population dans son esprit de résistance, je confectionnai des slogans et la chanson "Ils n'iront pas en Angleterre". Reproduits à la polycopie, en plusieurs exemplaires, ces papiers étaient, par moi, répandus à dessein, à la sortie des classes. Ils ne tardèrent pas à produire leurs effets. [...]
Le bureau de l’inscription maritime, à Tréboul, devint alors notre petit quartier général. [...]
Dans le même temps, j'organisai le premier départ par mer. L'honneur en échut à la vedette sardinière à essence Dalc'h Mad1 .
Trouver un bateau, trouver un équipage étaient une tâche infiniment délicate : mes fonctions m'y préparaient cependant mieux que tout autre, car en contact constant avec les marins, j'en avais quelques-uns bien en mains. [...] Cette première évasion par mer fit beaucoup de bruit à Tréboul et dans la région, aussi, avant d'en préparer une seconde, je laissai quelques mois s'écouler.
Le Moïse à Douarnenez, avant son départ pour l'Angleterre
source : "The Observer's Book of Ships" de Frank E. Dodman
éd. Frederick Warne & Co Ltd. 1953
Au début de août 43, je fis la connaissance du lieutenant de vaisseau Yves Le Hénaff, de Quimper. Son nom de guerre est "Fanfan". Cet officier de grande valeur, arrêté plus tard, est mort en Allemagne2. Il avait été parachuté avec mission de faire passer en Angleterre certaines personnalités militaires, et des renseignements précieux.
Le 20 août, Fanfan vint me demander de bien vouloir préparer un départ pour des officiers supérieurs. Deux jours plus tard, j'allai à bicyclette, à Quimper, lui annoncer que tout était prêt et que le départ aurait lieu le 24 août, à minuit, de la côte de Beuzec.
— Mais c'est trop vite fait ! s'écria-t-il. Mes hommes sont au centre de la France, et il me faut six jours pour les faire venir en Bretagne.
— Je regrette, lui dis-je, ce départ est fixé. Le "Moïse", patron Marec Joseph, qui se trouve actuellement en pêche au large d'Armen accostera à l'endroit convenu le 24 août, à minuit. Comme ce genre d'opération est très dangereuse, il ne faut pas qu'il soit fait en vain. Le "Moïse" suivra sa destination.
Il y avait en réserve à Gourin, chez M. Jean Bariou, 8 hommes dont un Américain tombé du ciel 6 jours plus tôt, et un Anglais.
Un coup de fil : "Envoie moi tes huit colis, d'urgence". Et le lendemain matin 23 août, Jean Bariou m'arrivait avec son équipe.
Je leur donnai rendez-vous à tous, à la plage de Pors Piron3, pour 14 heures. Nous avions amené des ballons afin qu'ils aient l'air de collégiens en vacances. Le noyau se grossit rapidement de jeunes gens de Tréboul et du sergent Poirier, un parisien caché à Saint-Nic.
Noël Keravel - Pierre Marzin - Joseph Le Bris
photo prise chez le photographe Bozec le jour du départ
source : "Destins croisés", de l'ass. EOST
Noël Keravel : Dans cette opération Moïse, j'ai fait équipe avec Joseph Le Bris, boulanger à Tal ar Groas, en Crozon, et Pierre Marzin qui se trouvait alors camouflé dans une ferme de Plomodiern. [...] C’était Pierre Marzin qui était en contact avec les résistants
douarnenistes auxquels il avait fait connaître notre candidature
au départ pour Londres. Nous fûmes prévenus seulement le
lundi 23 août, vers neuf heures du matin. Si nous étions toujours
décidés à partir, nous devions nous trouver à Douarnenez à
midi chez le photographe Bozec où nos convoyeurs viendraient
nous prendre en charge. Nous fûmes à l’heure, mais pas nos
convoyeurs que nous attendîmes en vain une partie de l’après-midi. Ce contretemps faillit nous faire rater l’embarquement. [...]
Enfin, tard dans
l’après-midi, une jeune femme arriva pour nous annoncer que
nous devions partir à pied immédiatement [....]
Notre trio prit donc à pied le chemin de Porzh Peron. Herveline
Le Guillou, qui avait pris une bicyclette, nous rejoignit un peu
avant notre arrivée à Coat-Pin. Puis elle nous désigna un champ
de lande en bordure de la route de Coat-Pin à Porzh Peron où
nous devions attendre nos convoyeurs. Après le départ de la
jeune femme, Pierre Marzin répandit autour de notre planque une
poudre à base de poivre pour dépister les chiens qui se seraient
dirigés vers nous. Une patrouille allemande passa effectivement
sur la route pendant notre attente.
Et le temps recommença à s’écouler...
V. S. : Vers 20 heures, divisés en deux groupes, ils pénétraient dans les grottes de la plage et attendaient la nuit dans le silence.
A deux cent mètres de là, installé sur une roche, la canne de pêche en main, je surveillais attentivement le haut de la falaise surplombant la plage. Les Allemands y venaient souvent faire des rondes, avec un énorme chien loup.
Le poste allemand n'était qu‘à 8oo mètres.
À 22 heures, je rassemblais les hommes et, par un petit sentier, je les
fis gravir la falaise pour les diriger vers une crique située à 500 mètres de la plage.
Groupés dans une anfractuosité de rochers, avec défense de
fumer, nous attendîmes là, en devisant, l'heure du rendez-vous.
N. K. : Un de nos accompagnateurs
finit par arriver, alors que le soleil était couché depuis déjà
longtemps. Nous allâmes directement de Porzh Perou à Porzh
Lanvers, sans passer par Porzh Kiol comme les autres passagers.[...]
Finalement nous n’arrivâmes que très tard à proximité du lieu
d’embarquement : un quart d’heure au maximum avant minuit.
Notre deuxième accompagnateur devait nous attendre à cet
endroit où il avait cherché à joindre les autres passagers, mais
sans succès. Il n’avait trouvé aucune trace de ce groupe pourtant
important. Nos convoyeurs restaient néanmoins formels : le lieu
d’embarquement était bien sur les roches de cette pointe devant
laquelle nous nous trouvions et l’heure du rendez-vous avec le
bateau était fixée à minuit.
Minuit était passé et nous ne voyions toujours pas le bateau
arriver.
V. S. : À minuit exactement, la vedette Moïse, patron Joseph Marec, vint, guidé par le signal lumineux convenu entre nous,
accoster au fond de la crique à l'endroit préalablement choisi.
Les hommes dégringolent en vitesse et embarquent rapidement.
Ça n'a pas duré deux minutes.
Quelques mots entre moi et le patron et nous décidâmes que
le signal annonçant l'arrivée en Angleterre serait “J'aime le beurre de Bretagne”.
Le Moïse fait en arrière, il s'écarte et manœuvre déjà
pour faire cap vers le large, lorsque trois hommes conduits par
Noël Le Guillou et Claude Hernandez font irruption sur le promontoire découvert et là, commettent l'imprudence impardonnable
d'allumer leur lampe électrique. En effet, de cet endroit, les
boches auraient pu, dans la nuit, les repérer et tout était perdu.
En outre, si le Moïse avait accosté là, il se serait brisé sur
les écueils.
N.K. : C’est seulement quand le Moïse commença à s’éloigner
du point d‘accostage que nous devinâmes sa présence. Je me
souviens très bien avoir lancé à mes camarades : “Il y a un rocher
qui bouge”. C’était le bateau qui décollait de la roche.
Quand,
en même temps, les autres membres du groupe découvrirent le
Moïse, nous dévalâmes ensemble les rochers pour nous porter en
avant vers la pointe tout en hélant le bateau. Il y eut également
des signaux lumineux, mais je n’arrive pas à me rappeler qui
en fut l’auteur. Peut-être un de nos accompagnateurs ?
Je me
souviens très bien de la menace de Victor Salez de tirer si les
signaux lumineux n’étaient pas immédiatement stoppés.”
V. S. : Mis en rage par de tels inconscients, j'accourai vers eux, révolver au poing, en leur criant : "Éteignez cela ou je vous brûle la gueule ! Suivez-moi."
Je les amenai à l'endroit où c'était fait l'embarquement.
De cet endroit, je répétai les signaux lumineux connus de moi et
du patron Marec.
Dans l‘incertitude, le Moïse avait stoppé à environ 400 mètres, ayant compris il accosta donc une seconde fois et embarqua les trois retardataires, mais la mer ayant descendu, le Moïse se trouva échoué sur le sable.
Cinq minutes d'angoisse ! Cependant le patron fait appuyer tout le monde sur l'arrière ; il fait donner à son moteur
toute sa puissance en "marche arrière", et réussit à se dégager et à s'éloigner dans la nuit. [...]
illustration de Henry Cheffer
N. K. : Au lever du jour, le Moïse devait être dans la zone autorisée en
mer d’lroise et faire semblant d’y poursuivre ses opérations de
pêche toute la journée en se rapprochant lentement de la limite
nord autorisée par la sécurité maritime allemande. Le bateau,
qui était très économe, avait suffisamment de gas-oil pour
rejoindre le sud de l’Angleterre et il y avait à bord suffisamment
de nourriture pour les 14 passagers clandestins. [...]
Il fallut donc organiser la vie à bord et répartir les passagers entre le pont et l’intérieur du bateau. Le Moïse n’était pas conçu
pour transporter 23 personnes. Son équipage ne comportait
légalement que 9 hommes. A deux reprises, il fut survolé par
un avion allemand qui vérifiait l’activité du bateau.
Mes deux camarades et moi
avions hérité d’un endroit au bord de la glacière, où les 700
maquereaux pêchés au sud de l’île de Sein étaient conservés.
Nous avions droit aux relents d’huile et de graisse du moteur, de
gas-oil brûlé et de glace fondue sentant le poisson. Certes, notre
voyage ne fut pas une croisière de luxe ; mais cela n’avait pas
grande importance.
J’ai d’ailleurs conservé un très bon souvenir personnel d’une
excellente soupe de poissons préparée à bord par le patron lui-même. Je dois dire qu’en vérité nous n’étions pas très nombreux
à faire honneur à la cuisine. Presque tous les camarades de
voyage soufïraient trop du mal de mer pour avaler la moindre
cuillerée à soupe. Mais moi, je me suis régalé.
illustration de Henry Cheffer
A proximité des Pierres Noires au large de la pointe Saint-Mathieu, le Moïse se trouva en compagnie d’une petite flottille de
bateaux de pêche, dont il resta éloigné pour éviter tout soupçon.
A la tombée de la nuit, il se trouvait déjà au nord-ouest de l’île
d’Ouessant et avançait lentement avec une voile, le tapecul.
Le moment était venu de foncer vers l’Angleterre.
V. S. : Moi, Jean Bariou, Claude Hernandez et Noël Le Guillou passâmes le reste de la nuit dans la broussaille. Ce n'est qu'à sept heures du matin que nous regagnâmes Tréboul.
Ce départ fut le plus délicat et le plus risqué. Dame, il fallait changer d'endroit et de façon !
Un vieux paysan, pêchant de nuit, à la pointe, avait assisté à la manœuvre. Très occupé au deuxième embarquement, je ne pus malheureusement m'en saisir à temps pour lui faire la leçon. Il s'était esquivé dans la nuit et, le lendemain, les habitants de Beuzec connaissaient par lui toute l'histoire, qui se répandit rapidement dans les environs.
On amena
le tapecul et le moteur fut lancé à son régime normal. Pour
maintenir le cap au nord, le patron pouvait s’orienter à l’aide
de l’étoile polaire parfaitement visible dans un ciel sans nuage.
Vers neuf heures du matin en ce mercredi 25 août, les passagers
virent se profiler petit à petit le cap de Land’s End à l’horizon.
L‘Angleterre était en vue.
Finalement, le Moïse entra peu avant
midi dans le port de Newlyn en Cornouailles anglaises, soit
36 heures après avoir embarqué ses passagers à Porzh Lanvers.
Le port de Newlyn, et, au loin, la ville de Penzance carte postale (détail) - éd. Harvey Barton & Son Ltd, Bristol
Les autorités anglaises montèrent à bord pour une première
enquête très brève. [...] Les habitants de Newlyn s’attroupèrent à l’endroit où
le Moïse avait accosté et invitaient les passagers à venir boire un
verre, mais tout contact avec la population anglaise était pour
l’heure interdite.
Bientôt un car vint prendre en charge les membres de l’équipage
et les passagers pour les transporter à l’hôtel Alexandra de
Falmouth. Après une visite sanitaire chacun fut sommairement
interrogé et fouillé. Dès le lendemain, le jeudi 26 août au matin, tous furent transférés
par train à Londres et dirigés sur “Patriotic School”, un centre
d’enquête et de triage où des spécialistes du contre-espionnage et
du renseignement examinaient, pendant une semaine environ, le
cas de toute personne arrivée en Grande-Bretagne en provenance
de territoires occupés par l’ennemi. [...]
Quant au brave Moïse, il sombra à son poste d’amarrage à cause
d’une petite entrée d’eau. Les 700 maquereaux de ligne furent
oubliés et durent être jetés, alors que le vice-consul de France
à Newlyn avait été invité à les offrir aux hôpitaux ou autres
institutions caritatives.[...]
Ce fut une action de résistance heureuse sans aucune perte. Il n’y
eut aucun ennui grave de la part de la police allemande lorsque
le Moïse fut déclaré “non revenu de pêche”. L’épouse du patron
Joseph Marec fut interrogée par le commandant de la GAST,
mais elle ne fut pas arrêtée. Elle reçut, ainsi que les épouses des
membres de l’équipage, le statut octroyé aux veuves de péris
en mer.4
Moins d’une semaine après l’évasion du Moïse, on entendit
plusieurs fois à la radio de Londres, dans l’émission “Les
Français parlent aux Français”, le message qui avait été convenu
pour annoncer son arrivée à bon port : “J’aime le beurre de
Bretagne”.
Radio Paris ment (Pierre Dac) +
quelques messages des Français parlent aux Français
(BBC Londres - 27 février 1942)
transmis par un ancien résistant de Camaret
NOTES
1Lire ICI le très vivant récit de l'évasion du Dalc'h Mad ↑
2Son parcours dans la Résistance est à lire sur le site des Anciens des Services Spéciaux de la Défense Nationale, ICI ↑
3À une dizaine de kilomètres à l'ouest de Tréboul ↑
4À ce sujet, Roger Huguen, à la page 123 de son ouvrage Par les nuits les plus longues - Les évasions à bord des bateaux de pêche (éd. Ouest-France, 1987), précise :
Le 5 septembre, les Allemands vinrent s'enquérir des raisons de l'absence du Moïse au mouillage ; l'autorisation de sortie était en effet périmée. L’administrateur de l’Inscription Maritime Québriac s’y prit de telle facon que les occupants finirent par confondre le départ du Moïse et l’arraisonnement d’un thonier douarneniste par un destroyer anglais qui se produisit, d’ailleurs, à la même époque, soit le 25 août. ↑
— Les extraits du témoignage de Noël Keravel et le résumé de l'épilogue proviennent du livre n° 8 de l'association EOST, intitulé Destins croisés, 1939-1945 (merci à Jean-Pierre Quéméner qui nous en a permis la reproduction).
Le récit collectif de cette évasion a été recueilli par Jean Bariou et s'intitule 1943, l'évasion du Moïse. Il a été édité en 1989 par la mairie de Beuzec Cap Sizun.
— L'extrait radiophonique de la BBC provient du site de l'Institut National de l'Audiovisuel www.fresques.ina.fr
Merci à Michel Le Berre du site www.bagoucozdz.fr, le site des bateaux de Douarnenez, pour son aide (sur son site, la page du Moïse, bateau douarneniste, est ICI).
Merci à John MacWilliams, de St Ives (Angleterre), pour son aide et ses envois de documentations.
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