Décembre 1940.
L'armée d'occcupation est présente depuis 6 mois, et les rationnements se font de plus en plus pesants. La pénurie de carburant contraint les pêcheurs à utiliser de plus en plus souvent à nouveau leurs voiles. Dans leur voilerie du quai Toudouze, Eugène et Hippolyte Meillard, fils d'Ange-Hippolyte (1851-1904) et petits-fils d'Hervé-Marie (1819-?), le créateur de l'entreprise, voient leurs affaires repartir à la hausse...

Source
Ouest-Éclair, du 14/12/1940
DOUZE MÉTIERS, TREIZE MISÈRES
Quand langoustiers et thoniers
"pavoisent" en grand largue
Le voilier de Camaret a fort à faire,
avec ses 150 bateaux à habiller...
Au temps où la Bretagne tissait,
elle travaillait surtout pour la marine.
Elle débitait des aunes et
des aunes de cette toile qui résistait
aux tempêtes et qui chargeait
les grands navires d'une architecture
aérienne. Ces manœuvres des
escadres qui n'obéissaient qu'au
vent ! Les matelots couraient comme
des écureuils sur les vergues,
ferlant les toiles, faisant grincer
les grosses poulies, nouant prestement,
avec des doigts de couturière,
les fameux noeuds marins,
sur les cordages mouillés. Ah ! Les
navigations en grand largue ! La
mâture et la voilure vibraient
comme une harpe ; le marin d'aujourd'hui
a oublié ces musiques
éoliennes pour ne prêter l'oreille
qu'au bourdonnement des moteurs,
et il n'y a plus que les bourlingueurs de marée à penser que la
voile avait du bon.
La voile, taillée dans cette toile
bretonne qu'on appelait la Noyale, parce qu'elle était fabriquée dans les environs de Rennes, mais, par une heureuse mauvaise graphie, les écrivains des vaisseaux l'avaient
vite baptisée « Navale » ; la voile,
peut-il en vivre encore, l'artisan
qui, à travers cette devanture, sur
le quai de Camaret, on voit chiffonner
de la toile comme une
cousette le linon ?
Il travaille obstinément, puisque
c'est sa raison de vivre. On l'a
toujours vu là, on l'y verra jusqu'à
sa mort. « Voilerie ». Sous
cette enseigne, depuis quatre générations,
les Meillard font de la
voile, à Camaret, ne se distrayant
qu'à regarder, à travers les vitres
et la porte toujours ouverte, les
bateaux tourner derrière le fort
de Vauban.
En poussant l'aiguille, M. Meillard,
qui est associé avec son frère,
nous dit :
— Je peux dire que notre voilerie est séculaire... Mon père s'est assis à cette place, après son père...
Le banc du voilier est bas, et
garni comme un établi : les épissoires, les aiguilles aussi longues
que des alènes.
— Il y avait ici quatorze, quinze ouvriers, lorsque les bateaux marchaient à la voile... Depuis qu'on a mis des moteurs, sur les barques, on a diminué le personnel, forcément...
— Vous allez recouvrer votre activité... La fortune a tourné... Vous vous croyiez victime des temps, et, par un brusque revirement, l'époque va être obligée de vous rendre justice... Que chacun y trouve une leçon : il ne faut jamais rien précipiter... L'essentiel, c'est que vous ne manquiez point de matière... La toile va-t-elle vous manquer ?
Dans les coins de l'atelier, sur les étagères, debout ou couchés, s'accumulent les rouleaux de toile vierge, aux liteaux vers et noirs.
— Ce n'est plus de la toile de Bretagne ?
— Hé non ! Mon père parlait toujours de cette filature de Landerneau où il s'approvisionnait... Moi, je prends celle-ci chez Bessonneau, à Angers.
Coton et toile de lin en 400 m²
— De la toile spéciale ?
— Ça dépend... Il y a la toile de lin, bien sûr, mais aussi le coton filé et le coton américain, plus légers... Pour les pêches d'été, le foc ballon, qui n'alourdit pas la marche, est en coton...
— Il y a différents modèles de voilure ?
— Ici, à Camaret, les langoustiers et les thoniers portent le même gréement... Les uns et les
autres, ce sont des dundees... La grand'voile, le hunier ou flèche, la trinquette, sur l'avant, et le dundee, ou tape-cul...
— Une belle surface...
— Cent mètres carrés pour la seule grand'voile... Quatre cents, en tout...
— Il faut en assembler des laisses et des laisses de cette toile, écrue comme la toile dont on fait les trousseaux paysans !... Comment la tannez-vous, pour lui donner cette couleur de vieux bois, si réjouissante à l'oeil ?
— Ce sont les marins eux-mêmes qui se chargent de la teinture... Ils trempent les voiles dans du cachou, pour les empêcher de pourrir...
— Combien de temps vous faut-il pour bâtir une voilure complète ?
— Trente-cinq jours...
Cent cinquante bateaux à habiller
Autrefois, quand Camaret s'en tenait à la pêche au casier, il n'y avait guère à gréer que des canots. Ces canots caractéristiques : l'avant dégagé, l'étrave cambrée, le tableau carré, au ras de l'eau, et un étambot incliné à 35 % en dehors de la perpendiculaire. Maintenant, les langoustiers fournissent largement, et les frères Meillard auront du travail, cet hiver. On ressort le linge des bateaux, comme les ménagères qui profitent des circonstances pour vider les armoires et raccommoder ce qui peut encore être porté. Dans la boutique, s'entassent en monceaux mous les voiles aux teintes diverses, des passées aux foncées. Les tas croulent, coulent, semblent grouiller, comme s'ils couvraient des casiers pleins. Il y aura cent cinquante bateaux à habiller.
Le toilier se gante d'une sorte de ceste, la paumelle, faite de cuir et de couenne jaune de cochon. Au milieu de la paume, comme un cabochon, le dé d'acier avec lequel on pousse, à pleine main, la grosse aiguille pour relinguer les voiles.
On coud au fil de coton, dans le coton; au fil de chanvre, dans la toile.
Tout un arsenal d'œillets de métal, de boucles, d'anneaux pend aux étagères. Au bas des voiles, pour passer les filins, on ajuste ces grosses boutonnières les œils de pie, qui tiendront les pattes. Il y a des margouliers pour les écoutes de foc et de grand'voile, des bagues de trinquette, des cosses qui, comme les réas des poulies, reçoivent les cordages.
Enroulés comme des nids de couleuvres, ceux-ci s'empilent partout, et une forte odeur de réglisse monte aux narines, dans cet atelier d'artisan. L'odeur même de la marine, aussi grisante que celle qui vient, par la porte ouverte, du quai où clapote une mer lourde comme de la peinture.
Florian LE ROY.
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