1890
De Douarnenez à Brest en tricycle
via Morgat et Le Fret
une galère d'Alfred Satie


source B.N.F. |
Alfred Satie (le père du compositeur Érik Satie), éditeur de musique à Paris, vélocipédiste passionné, vice-président du Véloce Club Parisien, projetait, au printemps de 1890, de pousser une pointe en Bretagne avec ses frère et beau-frère. Au dernier moment, ses deux compagnons
le lâchent.
"Quand mon plan est fait, rien ne m'arrête !" Il part donc seul pour un voyage en tricycle à travers la Bretagne.
Mais voici qu'un pharmacien s'en mêle...
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Une pointe en Bretagne
IV - DE DOUARNENEZ A BREST
D'après mon itinéraire, je devais me rendre à Brest par
Châteaulin et Landerneau. A Quimper, un aimable pharmacien m'avait conseillé de passer par Morgat et Le Fret. Ce projet avait un côté séduisant : il me faisait traverser en
bateau la baie de Douarnenez et la rade de Brest.
On devrait toujours se méfier des conseils donnés par les
apothicaires.
Après le déjeuner, qui est excellent, je vais faire un tour
sur le bord de la mer. Comme à Concarneau les mauvaises
odeurs abondent. Des affiches m'apprennent que le bateau
à voiles la Ville-d'Ys, appartenant au Grand-Hôtel, de
Morgat, part tous les jours de Douarnenez à 4 heures du
soir et que le prix du passage est de 4 fr. Je me mets à la
recherche de ce bateau, qui d'abord paraît introuvable.
Enfin on me le montre : c'est un petit côtre assez joli,
mouillé dans la baie, à une encablure de l'île Tristan, la
brigantine en ralingue. Des marins s'offrent à me transporter à bord; je fais prix avec eux et vais chercher ma
machine à l'hôtel.
L'embarquement du tricycle sur un canot se fait sans
trop de difficultés et, cinq minutes plus tard, nous sommes
bord à bord avec le côtre. La situation se complique. C'est
une embarcation non pontée, ou du moins il n'y a qu'un
demi-pont qui s'étend depuis l'étrave jusqu'au maître-bau.
L'arrière, depuis le mât jusqu'à l'étambot, est découvert et
forme, pour l'usage des voyageurs, une sorte de puits divisé
en deux par un barrot et muni d'un faux tillac. Le transbordement du tricycle n'est pas chose facile. Pour surcroît
d'agrément, à chaque risée, le gui vient frapper soit ma
téte, soit les jantes de ma machine. Je commence à me
demander ce que je suis venu faire dans cette galère. Enfin,
après beaucoup d'efforts, on finit par insérer le tricycle
entre le barrot et le mât, ce qui le met à l'abri des fantaisies
inquiétantes du gui. Je respire.

MORGAT 1885. Yacht La Ville d'Ys.
photo : Armand Peugeot, source : B.N.F.
Cette opération terminée à la satisfaction générale, mes
marins me quittent en m'annonçant que le patron ne peut
tarder à arriver, et je reste seul à bord. Il est trois heures
et demie.
A quatre heures, la pluie commence à tomber. A cinq
heures, le patron n'a pas encore paru et je me demande de
plus en plus ce que je suis venu faire dans cette galère. La
perspective de passer la nuit à bord de ce côtre maudit n'a
rien qui me séduise. Enfin, à cinq heures un quart, je perds
le peu de patience qui me reste : je hèle un canot, fais
retransborder mon tricycle et commande qu'on me ramène
à terre.
A quelques mètres du rivage, nous rencontrons un canot
portant le patron et deux petits Bretons qui lui servent de
matelots. On s'explique et nous revenons accoster le côtre.
Troisième transbordement du tricycle, accompli avec les
mêmes difficultés.
Enfin, ce n'est pas sans peine ! il est plus de cinq heures
et demie quand on commence à déraper l'ancre. Le patron
m'invite à consulter ma montre et m'affirme que dans deux
heures nous serons à Morgat. Nous sommes poussés par
une jolie brise de sud-ouest et, après avoir doublé l'île
Tristan, nous sommes fortement secoués. Le patron juge
même prudent de faire passer le parfilage et hisser le point
d'écoute, ce qui est une manière comme une autre de
prendre un ris.
Malheureusement, la pluie tombe toujours; une brume
épaisse s'étend sur la baie et empêche de rien voir. Vers
six heures, le vent mollit ; vers sept heures, il saute au
nord-ouest, et nous sommes forcés de courir des bordées.
A ce moment, je me rappelle que, vers trois heures, des
marins s'offraient à me conduire à Morgat pour 6 fr. Le
temps était beau et nous avions grand largue. Nous serions
arrivés à Morgat vers cinq heures ! La peste soit de la Ville-d'Ys et du loup de mer qui en a la garde !
Le temps se remet au beau, la pluie a cessé, mais le vent
est toujours contraire. Je dois rendre à mon loup de mer
cette justice qu'il ne cesse de dire au bon Dieu les choses
du monde les plus désobligeantes, mais nous n'en marchons pas plus vite. Je suis absolument transi et n'ai même
plus le courage de me demander ce que je suis venu faire
dans cette galère.
Enfin, à onze heures et demie, nous mouillons au large
de Morgat. Quatrième transbordement du tricycle sur un canot, puis débarquement final. Guidé par le loup de mer,
je suis des chemins affreux à une dangereuse proximité de la
baie. Après une demi-heure de marche, nous arrivons près
d'une grande bâtisse isolée ; il paraît que c'est le Grand
Hôtel de Morgat. Pas une lumière aux fenêtres et, pendant
dix bonnes minutes, nous faisons un vacarme de tous les
diables avant de réussir à réveiller les gens.
Enfin nous voici dans la place ! C'est le moment de régler
les comptes et le loup de mer me réclame 15 francs. Est-ce
parce que le plaisir (?) a duré six heures au lieu de deux ?
Je pousse les hauts cris et parle des fameuses affiches de
Douarnenez. On me répond que le service n'est pas commencé, qu'il ne commencera que le 1er juillet. Après une
longue discussion, j'offre 10 francs, qui sont acceptés. Voilà
10 francs que je regretterai toute ma vie.
La cuisinière, réveillée en sursaut et peut-être arrachée
aux plus agréables songes, me sert un dîner exécrable,
qu'on me fera payer le lendemain 3 francs 50 centimes. Les
viandes froides sentent mauvais ! Je me couche d'assez méchante humeur et me promets de ne pas faire de vieux os à
Morgat.
Le lendemain matin, 27 juin, je me lève vers six heures
et m'empresse d'ouvrir ma fenêtre. Le temps est beau et
clair et je découvre une admirable vue sur la baie de Douarnenez. Mes préventions contre Morgat se dissipent comme
par enchantement. Ma chambre est du dernier confortable !
et le mobilier en est même luxueux. Au point de vue du
logement, il n'y a que des éloges à adresser au Grand-Hôtel
de Morgat. Quant à la table, il y aurait injustice à la juger
d'après le dîner improvisé de la veille.

MORGAT. Le Grand-Hôtel en 1885, l'année de sa construction.
photo Armand Peugeot, source B.N.F.
Au grand scandale de M. et Mme Richard — les propriétaires de l'hôtel — qui s'indignent que je ne veuille pas
visiter les grottes et ont l'air de me prendre pour un simple
avaleur de kilomètres, je me hâte de partir. Le bateau de
Brest part du Fret à huit heures et je crains de le manquer. Si belles que soient les grottes, elles rentrent, à mes
yeux, dans la catégorie des objets de pure curiosité. A tort
ou à raison, je me méfie toujours des beautés cataloguées
par les guides et tarifées par les aubergistes.
M. Richard est du reste un homme charmant, qui paraît
avoir le génie de la réclame. Les notes de l'hôtel sont rédigées en rébus. Le dîner y est figuré par une table chargée
de mets appétissants, le service par un garçon qui brosse
une paire de bottines, etc. C'est du dernier galant et tout à
fait fin de siècle. M. Richard me parle beaucoup de M. Gardin, de la Société vélocipédique métropolitaine, qui a passé
plusieurs jours à Morgat et dont il a gardé le meilleur souvenir.
En sortant de l'hôtel — qui est à l'est du village et tout
à fait isolé — je grimpe une côte très raide, du haut de
laquelle je contemple une dernière fois la baie de Douarnenez. Bientôt j'arrive à Crozon ; chef-lieu de canton sans
intérêt, où je tourne à gauche, près de l'église. La route est
atrocement mauvaise et les passants y sont rares ; les bornes
kilométriques, les poteaux indicateurs font absolument
défaut, et l'on est parfois assez embarrassé lorsqu'on arrive
à un carrefour. Après Crozon, on descend une côte, mais
c'est pour en remonter une autre, très longue et très raide.
Parvenu au sommet de cette dernière, on ne tarde pas à
découvrir la rade de Brest et l'on n'a plus qu'à descendre
jusqu'au Fret (environ 8 kil. de Morgat), mais le sol est
tellement mauvais, les pierres y sont en si grande abondance que la descente n'offre aucun charme vélocipédique.
Il est vrai que l'on est dédommagé par le magnifique
tableau que l'on a sous les yeux.
Entre le Fret et Brest, la rade a une largeur d'environ
douze kilomètres, que le vapeur franchit en une demie-heure. On double l'île-Longue, puis on laisse successivement, à droite la pointe d'Armorique, et à gauche la pointe
des Espagnols. Quelques navires de guerre sont mouillés
sur rade; il y a, entre autres, un cuirassé du dernier type,
et cet engin formidable a l'apparence pacifique d'un bateau
de blanchisseuses. En route, nous sommes assaillis par un
grain, et les matelots s'empressent de jeter un prélart sur
mon tricycle pour le préserver de la pluie. Connaissez-vous
beaucoup d'employés de chemin de fer capables d'une attention aussi délicate ?
[...]
Alfred SATIE

Source
N° 47 du Véloce Sport, organe de la vélocipédie Française et Étrangère paraissant tous les jeudis, du 20 novembre 1890

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