Lorsque l’horizon se dégagea et qu’un ciel clair apparut
dans une déchirure des nuages, l’homme se redressa : il était
là, entier, transi, poisseux de sel et d’eau mais bien vivant. Il avait tenu tête à la tempête et la tempête s’était calmée. Il se
releva, et, mal assuré sur ses jambes ankylosées, fit quelques
pas sur le bord de la falaise. Il ne pleuvait plus, et très loin,
là-bas, sur la ligne d’horizon, la mer étincelait sous un ciel
dégagé. Il eut envie de faire un feu pour se réchauffer, et
rendre éclatante sa victoire sur les nuages qui achevaient de
s’effilocher au-dessus de sa tête. Tournant le dos à la mer, il
parcourut la lande du regard. Mais l’éclaircie n’avait touché
que l’horizon et je boudais encore, grise et brune, miroitante
d’eau. L’homme hocha la tête : il ne trouverait pas une seule
brindille sèche.
Prudemment, il entreprit alors d’explorer ce
bout de terre dont il commençait à comprendre, ayant subi
lui-même la tempête, pourquoi elle n’offrait que cette étendue pelée et rase où les maigres buissons avaient peine à
survivre. Ramassé dans un creux et tremblant encore sous la
brise, un amas d’écume l’attira. Il prit dans sa main un peu
de cette mousse si légère, presque tiède, qui frissonna un
instant avant de s’envoler, emportée par un souffle. Il en
cueillit un flocon avec sa langue et eut le sentiment que
l’essence même de la mer le pénétrait, le sel, l’iode, un
parfum puissant et fort, trop puissant et trop fort : il cracha
brusquement et se rinça la bouche à l’eau glacée d’un
ruisseau qui sinuait entre les touffes de fougères. Poursuivi
par un vol de mouettes qui l’observaient de haut en
criaillant, il décrivit une large boucle, peu à peu rassuré par la
transparence lumineuse de l’air, et le calme de la lande où la
vie s’était remise à bruire, au ras du sol, indifférente plus
qu’agressive.
Lorsqu’il revint à la falaise, il pensait que son seul courage
avait vaincu les éléments, qu’il lui avait suffi de paraître, de
hurler dans le vent des imprécations que la tempête m’avait
empêché d’entendre, de tenir tête sans faiblir pour que tout
rentre dans l’ordre et que le soleil, depuis si longtemps
absent, réapparaisse. Mais aussitôt qu’il fut face à l’océan,
son sourire s’effaça : là-bas, à l’horizon, là où il avait cru voir
renaître le beau temps, une masse grise et menaçante barrait
à nouveau le ciel, fonçant vers la terre et vers lui, première
sentinelle, de toute la vitesse d’un vent qui avait repris force.
Il fallait donc plus que sa seule présence pour apaiser les
éléments, et sa tribu grelottant sous un mauvais abri allait
continuer à voir la terre autour d’elle se transformer en eau,
l’obligeant à remonter toujours plus haut sur les pentes
ruisselantes des anciens sommets usés par les millénaires.
Découragé, l’homme fit demi-tour, et, d’un pas cette fois rapide, il traversa la lande sans se soucier d’éventuels
dangers. Il disparut dans les bois.
Je crus que, maudite et haïe par l’homme, contraint par le
déluge à se réfugier loin à l’intérieur des terres, je ne serais
plus avant longtemps honorée de sa présence. Ses deux
visites furtives n’avaient pu que le convaincre de ma nature
sauvage, inaccessible et pour eux sans doute inutile, sinon
nocive. Je resterai à jamais lande austère dont il n’y avait rien
à tirer, même pas du bois sec pour le feu, falaise grandiose
qui ne servait pas d’obstacle au vent, vagues furieuses où il
était impensable de chercher quelque pitance. Il me restait à
retrouver mon orgueilleuse solitude, défi de la terre à la mer.
Pourtant, contre toute raison, il revint, le même homme,
celui qui avait en vain affronté les éléments. Il revint bientôt,
et il ne revint pas seul. Après la trop brève éclaircie qui avait
suivi le fort de la tempête, le mauvais temps s’était à
nouveau installé, avec une pluie battante que le sol
n’absorbait plus. Les hommes devaient la conjurer, ou ils n’y
survivraient pas. Et c’est moi qu’ils choisirent. L’homme
était revenu, suivi d’une frêle silhouette. Une toute jeune
fille, presque encore une enfant, gracile et timide, dont les
longues jambes maigres avaient peine à suivre le pas rapide
de son guide.
Lorsqu’ils débouchèrent du bois, il pleuvait toujours, une
pluie lourde et lancinante qu’aucun vent n’inclinait et qui
bouchait la vue, fermant le paysage d’un rideau épais. La
jeune fille ne vit pas ce lieu maléfique et peu accueillant où la
conduisait l’homme. Sans hésiter, elle le suivait en trottinant,
les yeux fixés sur ses talons pour mettre ses pas dans les
siens. Lorsqu’elle perçut le bruit confus de la mer, elle
s’arrêta pourtant, une ombre d’inquiétude plissant son
visage. Mais son guide lui donna un ordre, bref et rassurant
à la fois, en ne se retournant même pas vers elle, et elle
reprit sa marche, confiante.
Du bord de la falaise, elle ne vit rien de l’immensité de
l’océan, elle aperçut à peine l’à-pic vertigineux s’éboulant
dans un chaos de rocs où s’écrasaient des vagues molles.
Saisie pourtant par l’étrangeté du lieu, elle chercha la main
de l’homme pour y glisser la sienne. Mais il la repoussa avec
un grognement. Le jour s’achevait, minable et triste, et il
scrutait la brume, espérant qu’une déchirure, si mince soit-
elle, lui permettrait de deviner le moment où le soleil
quitterait la terre pour s’enfoncer dans son royaume
d’ombre. Mais il n’y eut pas d’éclaircie. La brume se fit
seulement plus opaque encore.
L’homme se mit à genoux, les bras écartés, face à l’océan,
et psalmodia de longues incantations, tandis qu’à côté de lui,
ne comprenant pas les paroles magiques, la jeune fille,
frissonnant dans l’humidité, se recroquevillait sur elle-même,
et se laissait envahir par la sauvagerie de ce bout du monde
soulignée par le rythme des phrases jetées par son compagnon à la face du ciel.
Lorsque l’homme crut s’être fait comprendre, il posa le
front au sol, se courbant dans un geste d’humilité. Seul
retentissait le fracas des vagues et une onde d’angoisse fit
frémir le dos de l’enfant. L’homme se releva et s’approcha
d’elle. Les yeux agrandis d’une terreur soudaine, elle recula.
Il n’était ni menaçant ni violent, seulement déterminé, et
cette détermination suffit à éveiller en elle la panique. Son
dos heurta un surplomb de la falaise. Elle comprit qu’elle ne
pourrait échapper. Alors, renonçant à toute velléité de résistance, hypnotisée, conquise, elle s’abandonna.
L’homme la prit, presque tendrement, dans ses bras, l’un
passé sous ses jambes maigres, l’autre sous les épaules. Il
semblait que la mer s’était tue, et un silence pesant et immobile s’abattit sur la lande. Attentive à l’acte de grandiose
horreur qui allait s’accomplir, me liant définitivement à
l’homme, je retins mon souffle, fermai mes abords aux jeux
du vent, clouai à terre les oiseaux. Rien ne bougeait : rien ne
devait distraire l’attention du monde. Les trois pas que fit
l’homme, qui portait sans trembler son précieux fardeau, je
les ressentis jusqu’à mon cœur de pierre, ils résonnèrent
dans la moindre tige de mes herbes, mon sol tout entier en
vibra.
Lorsqu’il fut juste au bord de la vertigineuse falaise,
l’homme resta un bref instant immobile, murmurant —
pour lui ? pour elle ? pour moi ? pour les forces qu’il tentait
de conjurer ? — ce qui ressemblait à une prière. Il ouvrit les
bras. Et recula aussitôt, repoussé par le cri de terreur qui ne
dura qu’un bref instant avant de s’arrêter net. Tournant le
dos, l’homme s’enfuit en courant vers la protection du bois,
sans regarder si son sacrifice avait été accepté.
Il ne sut jamais que je n’avais pas voulu le démembrement
de ce corps pur d’enfant sur les arêtes de mes rocs. Je le
reçus dans une mare large et profonde où il s’enfonça, les
minces filets de sang qui coulaient des lèvres, des oreilles et
du nez rosissant à peine l’eau sombre. Je l’enfouis, ce corps
léger qui m’avait été offert, dans un lit d’algues vertes et
brunes qui l’enlacèrent, le blottirent dans une anfractuosité
où il demeura à jamais immobile. Les courants ne me l’arracheraient pas, ne l’emporteraient pas au loin, cadavre inutile
et vainement sacrifié. Il était mien, et j’en ferai ma substance, blanchissant et polissant ses os pour mieux les mêler
à mes galets et à mes sables.
Lorsque l’homme revint, le lendemain, après une nuit
passée à trembler sous un ciel obscur où la lune même avait
disparu, il ne vit rien sur le roc qui s’étalait au pied de la
falaise, brisant les vagues d’une mer calme. Les forces
mystérieuses qu’il avait voulu amadouer avaient accepté son
don et le soleil, radieux, se levait dans son dos, dessinant sur
la mer l’ombre grandie de sa mince silhouette. Il resta longtemps immobile, apaisé et souriant, avant de repartir vers les
siens.
Je ne gardai pas les autres corps qui me furent jetés en
pâture pour apaiser les courroux de la mer et du ciel. Je
laissai les marées les recouvrir et les emporter au large. Dans
un rituel de plus en plus élaboré, les hommes revenaient
régulièrement et leur acte d’offrande me marquait d’un sceau
tragique. En dehors des jours désignés par leurs prêtres, qui
aurait osé, et pour quoi faire, venir me visiter ? Et pourtant,
en même temps qu’ils me teignaient de couleurs divines, les
hommes, menant en des passages brefs et réguliers leurs
cadeaux vivants aux éléments, se familiarisèrent avec moi et
apprirent à me connaître.